"Chez Nous" : "féroce", "glauque" puis "victime", comment l'électeur FN a évolué dans le cinéma français

Publié le 22 février 2017 à 8h38, mis à jour le 22 février 2017 à 11h43
"Chez Nous" : "féroce", "glauque" puis "victime", comment l'électeur FN a évolué dans le cinéma français

ENQUÊTE – Hâtivement présenté comme un tract anti-FN, "Chez Nous", le film de Lucas Belvaux en salles ce mercredi, traite de dédiabolisation et de manipulation. Ce n’est pas la première fois qu’un film traite de la question du Front national. La preuve.

Une dirigeante d’extrême-droite blonde, une petite ville du Pas-de-Calais : Lucas Belvaux raconte dans son nouveau long métrage Chez Nous la campagne pour les municipales d’un parti clairement inspiré du Front national. C’est d’autant plus évident que l’action se déroule dans une ville imaginaire du Pas-de-Calais baptisée Hénard, évocation limpide d’Hénin-Beaumont. 

On le sait, les premières images ont fortement déplu au FN, autorisant le vice-président à qualifier la (géniale) comédienne Catherine Jacob – qui joue ici une simili-Marine Le Pen – de "pot à tabac".  

Or, Chez Nous n’est pas tant sur le FN - cela aurait été trop facile et contre-productif - que sur l’embrigadement et le poids des images. Sur ceux aussi qui, instrumentalisés par les démagogues, se laissent avoir par le discours populiste, passant de la volonté de "faire quelque chose pour leur pays" à la désillusion d’avoir été des jouets fonctionnels - on y démontre que tel ou tel Français lambda y est exploité pour appuyer une thèse, justifier une idée, plaider pour la respectabilité. 

Ce n'est pas un film militant, c'est un film engagé, un film citoyen, fait pour provoquer la discussion, pas pour provoquer le FN ou la peur du Front national
Lucas Belvaux

C’est précisément ce qui se passe ici avec une infirmière dévouée aux autres (Emilie Dequenne, courageuse) : on assiste à sa fulgurante ascension, aux sentiments successifs qu’elle éprouve, du doute à la fascination, puis à la colère. Racontant l’impossibilité de l’élévation dans une France overdosée de télévisions allumées (les chaînes d’info en continu, les discours zemmouresques, les spectacles vociférateurs d’un Patrick Sébastien…), le résultat, à la croisée du cinéma social et de la politique, engagé sans être militant, sonde le ras-le-bol généralisé d’une classe moyenne qui, en vrac, flippe des terroristes, en a marre des faiseurs de morale, s’autorise le racisme décomplexé. 

Dans le cinéma français, l’électeur FN n’a pas toujours été représenté comme dans "Chez Nous"

La polémique qui entoure Chez Nous rappelle ce qui s’est produit l'an passé avec Un Français. Bipartite, le film réalisé par Diastème racontait l’histoire d’un jeune skinhead, inscrit dans la mouvance de l’extrême-droite et de sa repentance. Le jeune réalisateur y représentait l’électeur FN des années 80, sur plusieurs années, et donnait à voir comment le parti draguait un électorat de moins en moins marginal, de plus en plus large. A la fin du film, le personnage principal voyait l’amour de sa vie embourgeoisée, manifestant parmi les anti-Mariage pour tous, et il réalisait alors soudain à quel point sa solitude était grande et sa vie flinguée.  

Bien avant sa sortie en salles et de la même façon que Chez Nous, Un Français était tancé sur les réseaux sociaux par la fachosphère. Le distributeur Mars s’était même fendu d’un communiqué de presse : "Depuis plusieurs semaines, le film [...] fait l'objet sur les réseaux sociaux d'une spectaculaire campagne de haine attisée par des commentaires violents, agressifs, menaçants autour de sa bande-annonce". 

Conséquence : la sortie initiale d'Un Français, envisagée dans une centaine de salles, avait finalement été ramenée à 60. Le nombre d'avant-premières envisagées avait également été revu à la baisse. Et le film, faute de soutien, de passer sous le radar. 

En 2001, selon ceux qui financent le cinéma français, "l'extrême droite n'existe plus"

Plus tôt, en 2001, on ne représentait pas l’électeur FN mais carrément Jean-Marie Le Pen, interprété par Jean-Marc Thibault dans Féroce de Gilles de Maistre. Un portrait dans lequel le fondateur du FN s’était totalement reconnu, à tel point qu'il avait assigné le film devant la justice pour le faire interdire. 

A l’époque, c'est presque un sujet inédit, un sujet dont on commence à prendre toute la mesure et toute la portée. D'ailleurs, au moment de réaliser Féroce, De Maistre avait rencontré de nombreuses réticences lors de la phase de production : absence d'aide du CNC, refus de financement du fait que le FN était un sujet démodé et que l'extrême droite française n'existait plus".

A l’époque, Marine Le Pen n’était que membre du comité de campagne de Jean-Marie Le Pen. Elle avait vu Féroce en avant-première avec son père et avait déclaré dans la presse que le résultat était "intégralement diffamatoire" et qu'il constituait également "un appel au meurtre" sur la personne du candidat à la présidentielle. 

Gilles de Maistre déclarait, lui, que le leader politique du film est "un leader d'extrême-droite comme il en existe beaucoup d'autres dans le monde", "un personnage de fiction assassin et manipulateur" et que si Jean-Marie Le Pen s'y reconnaissait, alors "c'était de la paranoïa". Le juge avait estimé "qu'il n'y avait pas d'urgence" ou "de trouble manifestement illicite". Pourtant, quelques semaines plus tard (le 21 avril 2002), Jean-Marie Le Pen passait au second tour des élections présidentielles.

2002, l'année où tout a basculé dans le cinéma français

Selon François Cau, journaliste au magazine So Film, "on ne parlait pas beaucoup du FN dans le cinéma français parce que le parti ne représentait rien avant le milieu des années 80. C'est précisément à partir de ce moment que le cinéma français a arrêté d'être synchrone avec son époque. Il suffit de jeter un oeil aux journaux d'époque de 1979 à 1981. Le FN, c'était des zozos qui se plaignaient tout le temps et n'arrivaient même pas à se présenter. Le parti était bien moins influent que des milices terroristes d'extrême-droite assumés, y compris au sein de la police (le fameux groupe Honneur de la Police) - c'est ce que montre plus ou moins Un Français de Diastème : comment tous ces groupes s'étaient fédérés sous une bannière "officielle", plus présentable. A la même époque, la violence contre les Maghrébins était encore plus généralisée et le terme "ratonnade" revenait beaucoup, y compris au cinéma. D'où ces nombreux films français sur le racisme ordinaire. Je pense à Dupont Lajoie, évidemment, mais aussi au Grand Frère de Francis Girod. De même qu'on a vu l'arrivée des films de banlieue comme Ma 6-T va cracker de Jean-François Richet et La Haine de Matthieu Kassovitz. On commence alors à mesurer un malaise social de plus en plus fort." 

Parmi les auteurs audacieux, signalons la vision d’un cinéaste singulier : Gaspar Noé qui, dans Seul contre tous (1998), décrivait une France glauque de l'écroulement social, ravagée par la tentation de l'extrême droite, décrite par les monologues intérieurs de son effroyable personnage de boucher (impressionnant Philippe Nahon). 

Une anecdote éclairante, pour finir : un an avant la présence de Le Pen au second tour, sortait en salles Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet, grand film populaire qui avait fédéré de nombreux spectateurs heureux et révélait le meilleur de chacun, a fortiori des français. 

Dans une tribune pour Libération, le critique de cinéma Serge Kaganski déclarait au sujet du Paris "soigneusement nettoyé de toute sa polysémie ethnique, sociale, sexuelle et culturelle" de Amélie Poulain : "Si le démagogue de La Trinité-sur-Mer cherchait un clip pour illustrer ses discours, promouvoir sa vision du peuple et son idée de la France, il me semble qu'Amélie Poulain serait le candidat idéal". 

L'année suivante, en 2002, Gaspar Noé, déjà réalisateur du virtuose Seul contre tous, expiait tous les démons dans Irréversible,  dans lequel le couple Vincent Cassel-Monica Bellucci se retrouvait dans une terrible affaire de viol et de vengeance, passant brutalement du paradis à l'enfer. Le film, exceptionnel dans sa mise en scène et explosif comme une bombe à retardement, sortait trois semaines seulement après Le Pen au second tour et pourrait bien être le parangon d'une époque de fin d'insouciance et de soudaine prise de conscience.


Romain LE VERN

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