Ces grands patrons qui baissent leur salaire : "Ils veulent montrer que cela leur coûte aussi"

par Sibylle LAURENT
Publié le 16 avril 2020 à 18h15
Grande entreprise
Grande entreprise - Source : iStock

ENTRETIEN – Depuis le début de la crise du coronavirus, plusieurs dirigeants de grands groupes ont annoncé baisser leurs salaires. Est-ce utile ? Symbolique ? Les explications de l’économiste Gilles Raveaud.

Des grands patrons baissent leurs salaires ! Oui, la crise du coronavirus a eu cet effet. Par solidarité avec des employés qui sont parfois en chômage partiel, pour montrer leur participation à l’effort de guerre, pour répondre à l’appel lancé par le ministre de l’Economie. Depuis la fin mars, plusieurs entreprises ont donc annoncé que leurs dirigeants amputaient leur rémunération : chez Sodexo, la présidente du Conseil d'administration et son directeur général renoncent ainsi la moitié de leur salaire dans les six prochains mois. François-Henri Pinault, PDG du groupe de luxe Kering, va, lui, réduire de 25% son salaire fixe entre avril et décembre, passant de 1,2 million d'euros à 960.000 euros. Même baisse de 25% chez Michelin et Renault,  "en solidarité avec toute la communauté des salariés". Air France et Safran l'affirment également.

Ces gestes ont-ils un véritable impact ? Que doit-on en penser ? Gilles Raveaud, maître de conférences en économie à l’Université Paris 8-Saint-Denis, et auteur de Penser l’économie, fait le point pour LCI.

LCI : Des patrons qui baissent leur salaire, cela relève-t-il du symbole ou d’une véritable nécessité pour l’entreprise ?

Gilles Raveaud : Il y a plusieurs choses. D'abord, je pense que beaucoup de cadres et de dirigeants sont très inquiets sur l’après. Ils voient une colère très forte chez les salariés, à commencer par ceux qui doivent travailler actuellement sur les chantiers, dans les supermarchés, les usines, en mettant leur santé en danger. Ils craignent sans doute que la sortie du confinement ne se traduise par des conflits sociaux très violents, un peu nouveaux, qui remettraient en avant les questionnements de Mai 68 autour de la qualité de vie. Les revendications habituelles sur le salaire ou les conditions de travail devraient ainsi céder le pas à des questionnements autour du fait de mettre sa santé, voire sa vie, en danger pour aller travailler. 

Ensuite, et on ne répète pas assez, il faut rappeler qu'énormément de personnes perdent de l'argent avec le confinement, pour une raison assez simple : au chômage partiel, vous ne touchez que 84% de votre salaire et cela fait une très grande différence. Beaucoup de salariés perçoivent également des heures supplémentaires tous les mois. Ils n'en ont plus. Enfin, certaines professions ont une part de rémunération monétaire sous forme, par exemple, de pourboire, comme pour les serveurs, voire  d’argent au noir. La perte réelle de rémunération peut ainsi être de 20, voire 30%. Les dirigeants le savent. Ils veulent donc  aussi montrer que cela leur coûte à eux aussi. Certes, leur effort peut paraître important. Mais il ne l’est pas tant que cela puisque les collaborations ont des rémunérations bien inférieures.

L’écart devient complètement délirant. Les rémunérations ont explosé
Gilles Raveaud, économiste

C’est donc un geste surtout d’ordre symbolique ? 

Pas totalement, et c’est mon troisième point. Depuis plusieurs années, la contestation de la rémunération des hauts dirigeants est de plus en plus forte. Pour beaucoup d’économistes, nous ne sommes plus dans une économie de marché, mais de "rente", c’est-à-dire que l’on touche l’argent sans rien faire, ou de "capture", quand l’entreprise est en situation de monopole et fait donc payer ce qu’elle veut  à ses clients, au point de dégager des profits faramineux. C’est cela qui a changé ces dernières années : les sociétés sont devenues géantes, comme par exemple Amazon.  Ces entreprises énormes, qui possèdent des centaines de millions de clients dans le monde, qui engrangent des milliards de recettes tous les jours, peuvent donc donner quelques milliards aux dirigeants car par rapport aux recettes, cela ne représente rien. Mais par rapport à ce que touchent les employés, l’écart devient complètement délirant. 

Le problème serait donc celui d'une inégalité de plus en plus grande entre les salaires ?

Le chiffre souvent mis en avant, c'est celui des Etats-Unis : dans les années 1980, le salaire des patrons des 500 plus grosses boites par rapport au salaire moyen était d’environ 30 fois plus. Aujourd’hui, l’écart est de 500. C’est délirant. En France, l'un des patrons les mieux payés est celui de Dassault. En 2018, il a touché 33 millions d’euros. Le groupe indique qu’il a 11.000 salariés. Si l’on divise 33 millions par 11.000, cela fait 3.000 euros par salarié. Ce ne sont pas des sommes symboliques : si ce dirigeant divisait sa rémunération par deux, il pourrait donner 1.500 euros à chaque collaborateur. Et aux Etats-Unis, c’est beaucoup plus. Et là, on parle juste du patron. Mais il est entouré de nombreux cadres dirigeants avec de hauts salaires.

Attention cependant : je veux insister sur le fait que beaucoup de petits patrons gagnent moins que des cadres, y compris fonctionnaires , alors qu'ils ont bien plus de responsabilités, à commencer par l'emploi de leurs salariés. Pour les entreprises de moins de 20 personnes, la rémunération moyenne des dirigeants (salariés) est en effet d'environ 3.000 euros par mois.

Confinement : la feuille de paie de mars amputéeSource : JT 20h Semaine

Vous pensez donc qu’avec ces baisses de salaires, les dirigeants ont pris conscience de cet accroissement des inégalités ?

Peut-être. Mais cette baisse peut aussi être stratégique :  beaucoup de grands dirigeants ont peur d’une forte taxation des hauts revenus et des patrimoines après la crise. Le déficit public sera tellement important qu'il va être difficile de ne pas taxer au moins une fois les hauts revenus. Par exemple en rétablissant l’ISF, qui rapportait 5 milliards de recettes par an. 

Ce type de mesure a  déjà eu lieu deux fois : en 1976, en raison de la sécheresse, le président Valéry Giscard d’Estaing avait mis en place un "impôt sécheresse", avec une tranche supérieure de l’impôt sur le revenu. L'idée sous-adjacente était donc de faire payer les riches pour la sécheresse. Dans un genre un peu différent, en 1945, un impôt exceptionnel avait été créé sur les hauts revenus  pour essayer de taxer ceux  qui avaient "profité" de la guerre et faire rentrer de l'argent dans les caisses de l'Etat. Toutes proportions gardées, le parallèle n'est pas pas inintéressant : à l'époque, de Gaulle sait que des gens sont morts pendant la guerre et que certains ont été très exposés alors que d'autres s'en sont bien sortis. Il estime donc qu’il faut mettre ces derniers à contribution pour calmer la "colère" des gens. Cette année, cela va être un peu similaire : des gens sont exposés, meurent, prennent des risques pour leur vie, et ce ne sont pas les patrons. Il va donc y avoir une volonté de retrouver un minimum de concorde nationale. 

En tant qu’économiste social-démocrate, cela m’étonne d'ailleurs que François Hollande puis Emmanuel Macron n'aient pas essayé de démocratiser les entreprises afin de donner plus de pouvoirs aux salariés dans la gestion. Cela se fait en Allemagne, où la loi impose une parité dans les conseils d’administration, avec autant de salariés que de dirigeants. Et on constate que plus il y a de salariés au pouvoir, moins les écarts de rémunération sont importants. C’est très LaREM pourtant, très "société civile", de laisser les gens décider par eux-mêmes !


Sibylle LAURENT

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