"Ce serait dommage de se réveiller dans 5 ans quand la moitié du parc automobile sera composé de SUV"

par Matthieu JUBLIN
Publié le 17 octobre 2019 à 22h46, mis à jour le 18 octobre 2019 à 10h50
"Ce serait dommage de se réveiller dans 5 ans quand la moitié du parc automobile sera composé de SUV"
Source : JEAN-PIERRE CLATOT / AFP

AUTOMOBILE - Le succès des SUV, plus lourds et polluants que la moyenne des voitures, montre-t-il que les pouvoirs publics ne parviennent pas à orienter les automobilistes vers des transports plus propres ? Réponses de Mathieu Chassignet, ingénieur à l'Ademe Hauts-de-France et spécialiste des mobilités.

En matière de régulation sur l'automobile, les pouvoirs publics sont-ils condamnés à guérir plutôt que prévenir ? C'est ce que pourrait laisser penser le succès récent des SUV, qui représentent 40% des ventes de voitures en 2018, et sont la deuxième cause de l'augmentation des émissions de CO2 au niveau mondial, selon un rapport de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) publié mercredi.

Dans le même temps, en France, les députés ont validé une augmentation du malus pour les véhicules les plus consommateurs, mais refusent de taxer le poids de ces derniers. Des voix s'inquiètent en effet de voir se développer des véhicules électriques très lourds, donc la construction émet beaucoup de CO2, sans que ces émissions puissent être taxées. 

Bien avant cela, les autorités avaient été accusées d'avoir favorisé les moteurs diesel, moins consommateurs mais responsables d'une augmentation de la pollution de l'air... Faut-il en déduire que les pouvoirs publics commettent erreur sur erreur depuis 20 ans ? Pour y voir plus clair, LCI a contacté Mathieu Chassignet, ingénieur à l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) Hauts-de-France et spécialiste des mobilités.

Nous sommes à un moment charnière
Mathieu Chassignet

LCI : Comment expliquer la mode des SUV ?

Mathieu Chassignet : La première raison, c'est que les constructeurs ont intérêt à cette mode. Les SUV sont plus rentables et présentent un taux de marge plus important que sur un véhicule compact. Les constructeurs réorganisent donc toute leur stratégie sur ce segment, et ça se voit dans la publicité automobile : le pourcentage de publicité sur des SUV est bien supérieur à leur part de marché (proche de 40% en France, ndlr). Il faut savoir que 3,5 milliards d'euros par an sont dépensés en publicité par les constructeurs, pour 2 millions de véhicules vendus, ce qui représente 1 500 euros de pub par véhicule vendu.

LCI : Et pourquoi ça marche auprès des consommateurs ?

Mathieu Chassignet : Ça marche d'abord à cause de l'efficacité de cette publicité, parce que les SUV sont plus confortables, parce qu'ils passent pour un moyen d'affirmation de soi. Ça flatte l'ego. À partir d'un certain niveau, ça crée un cercle vicieux : quand tout le monde roule en SUV, on se sent mal à l'aise si on roule dans une petite voiture. Aujourd'hui, nous sommes donc à un moment charnière : veut-on entrer dans le modèle américain, où 75% des véhicules vendus sont des SUV ou des pick-ups.

Aujourd'hui, on ne fait plus attention au malus et celui-ci est complètement intégré au prix des véhicules
Mathieu Chassignet

LCI : La régulation a-t-elle toujours eu autant de retard sur les modes ?

Mathieu Chassignet : Il n y'a eu qu'un moment dans l'histoire récente où les politiques incitatives ont marché. C'était lors des premières années consécutives à l'instauration du bonus-malus, en 2008-2009. La voiture neuve moyenne était alors plus petite et moins puissante, donc moins polluante, peut être en raison d'un effet psychologique liée à l'arrivée du bonus-malus. Aujourd'hui, c'est fini, on ne fait plus attention au malus et celui-ci est complètement intégré au prix des véhicules. D'autant plus que celui-ci est très mal dimensionné, car 95% des véhicules vendus ont un malus situé entre 0 et 500 euros. Depuis 10 ans, les voitures ont donc continué à grossir, alors que l'espace est toujours aussi rare en ville. Le résultat, c'est que les émissions de CO2 ont repris leur hausse à partir de 2016, et je parle des émissions théoriques, pas des émissions réelles, encore plus élevées.

Il faut redimensionner complètement le système, quitte à réintroduire un vrai bonus, par exemple pour les 20% de véhicules les plus efficaces
Mathieu Chassignet

LCI : Il y a 20 ans, les conducteurs ont été incités à rouler en diesel parce que ça consommait moins, avant d'en être découragés à cause des polluants atmosphériques, puis d'être incités à rouler électrique, mais sans régulation du poids. La législation a-t-elle forcément un effet pervers ?

Mathieu Chassignet : À l'époque, il y avait des voix pour dire que le système de bonus-malus était incomplet, et qu'il faudrait y ajouter une taxe liée aux polluants atmosphériques. Mais ces voix n'ont pas été entendues. Aujourd'hui nous sommes dans la même situation pour les SUV, et nous essayons de défendre une taxation du poids en plus de la taxation des émissions de CO2. Mais on prêche dans le désert.

LCI : Comment changer ce système de bonus-malus, tandis que les députés ont de nouveau refusé ce jeudi de taxer le poids lors des débats sur le projet de loi de finances ?

Mathieu Chassignet : Il faut redimensionner complètement le système, quitte à réintroduire un vrai bonus, par exemple pour les 20% de véhicules les plus efficaces en matière environnementale. Il est tout aussi important d'augmenter les malus afin de réellement différencier les modèles suivant leurs émissions de CO2. Concernant la taxe liée au poids, les parlementaires semblent frileux car ça induit une distorsion du marché, ça bouscule les constructeurs. Mais ce serait dommage de se réveiller dans 5 ans quand la moitié du parc sera composé de SUV. Si c'est le cas, le marché de l'occasion sera saturé de SUV, ce qui est négatif pour petits budgets, car ils coûtent plus cher à l'usage.


Matthieu JUBLIN

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