Réunions à la chaîne, tâches absurdes et hiérarchie insatiable : le "brown-out", cette nouvelle souffrance au travail

par Sibylle LAURENT
Publié le 25 octobre 2016 à 9h51, mis à jour le 28 octobre 2016 à 12h55
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Source : Sujet JT LCI

MONDE D'AUJOURD'HUI – Après le burn-out, syndrome d'épuisement professionnel, et le bore-out, ennui provoqué par un travail répétitif, voici venu le brown-out, sentiment de perte de sens de travail d’un salarié. Explications.

"Nous sommes lundi, et cela signifie réunion de service à mon étage pour plancher sur le planning de la semaine." Le mardi, c’est la réunion hebdomadaire des correspondants techniques interrégionaux au 6e étage. Mercredi, "reporting project", puis "réunion diapo de la convention annuelle de gestion et de service" au 3e. Jeudi, comité de pilotage des infrastructures informatiques au 5e. Stéphane monte un étage, descend un étage. Entre  deux réunions aux intitulés obscurs, il brasse des mails, des statistiques et des indicateurs ISO 9100. Stéphane travaille dans la communication d’un service public. Il a 37 ans, et l’impression de vendre du vent. Il décrit à LCI ces journées vides, derrière son ordinateur, ce chef qu'il trouve stupide, ces contacts humains qui se résument à ces invitations aux réunions qui s'empilent dans la boîte mail, à cette impression d’être "une poule élevée en batterie qui pond quand la lumière s’allume". 

Du vent, du vide. Pas besoin de chercher très loin pour collecter des paroles de salariés blasés. Dépassés par leur organisation, leur travail, ils ne trouvent plus aucun sens à ce qu’ils font. Marc Estat, ancien dirigeant d’une multinationale, en a même fait un livre, "Néantreprise, dans votre bureau, personne ne vous entend crier", sorti en mars dernier. Il y décrit son quotidien, rythmé par les présentations Powerpoint, appuyées d’un jargon jargonesque pour masquer le néant. "On switche en anglais à tout bout de champ", écrit-il.  "On ne réduit pas, on stretch. On ne surveille pas l’heure, on timekeep. Nous n'avons pas des données, mais des inputs". Marc parle aussi de ces "consultants brasseurs de vent", ces "piloteurs de réunions", ou encore ces "ressources humaines zombiesques"… "On passe une grande partie de son travail à des tâches inutiles, voire contre-productives", analysait-il encore dans un entretien à Courrier Cadres en mai dernier. "Cela participe grandement à la perte de sens que les gens perçoivent de leur travail actuel. En cause notamment, le ‘processussage’ de la moindre tâche". Une telle situation qui ne peut conduire, selon lui qu’à "une démission de chaque individu, soit contractuelle, soit morale".  Lui a choisi de quitter son job.

Quitte à galérer, autant galérer pour quelque chose qui me corresponde
Clara Deletraz, confondatrice de Switch collective

Voici donc, après le burn-out et  le bore-out, un nouveau mal généré par le monde du travai : le brown-out. Littéralement "chute de courant", cette appellation -non reconnue comme une pathologie à part entière- vise à évoquer ces salariés qui ne trouvent pas de sens à leur travail, et préfèrent tout lâcher, soit en allant voir ailleurs, soit en se résignant à passer leurs journées l’œil collé à la pendule. 

Clara Deletraz, 32 ans, ne connaissait pas le terme "brown-out". Mais c’est pourtant ce sentiment de perte de sens dans son travail qui l’a poussé à se réorienter. "J’ai travaillé dans des grands groupes du CAC40", raconte-t-elle à LCI. "Je ne trouvais aucun sens à ce que je faisais. Je me suis redirigée vers le secteur public pour l'aspect intérêt général. Mais là, c’est le manque d’efficacité et la lourdeur que je n’ai pas supportés." Il y a un an et demi, elle a fondé, avec Béatrice Moulin, une amie elle aussi en plein questionnement, Switch collective, une start-up spécialisée dans le brown-out des cadres. Elles ont monté une formation "Fais le bilan, calmement", qui vise à "aider les salariés à trouver leur propre parcours dans un monde où il n’y a plus de voie toute tracée".

Les formations font le plein. La start-up reçoit des appels de Londres, Bruxelles, ou du Canada. Et accueille des horizons divers – énergie, aéronautique, journalistes, avocats –, des 28-35 ans, comme des quadragénaires.  La demande est là. "Les gens qui viennent se questionnent sur les valeurs de leur boîte, ont l’impression d’être un pantin dans une organisation figée,  ou de ne jamais voir l’aboutissement de leur travail à cause de tâches trop morcelées", décrit-elle.  "Ce n’est pas qu’un phénomène purement générationnel, ça touche tout le monde." Une  impression appuyée par un réçent sondage de l’institut Gallup, qui indique qu’en 2012, 91% des salariés étaient désengagés de leur travail.

Cette quête de sens, si elle n’est pas générationnelle, est en tout cas nouvelle, selon Clara. "On ressent cela depuis la crise", analyse la jeune femme. "Nos parents n’avaient pas forcément des boulots plus intéressants, leurs tâches étaient parfois standardisées, leur parcours tout tracé. Mais le contrat tacite de leur génération, le deal, c’était qu’en échange de ça, il y avait une stabilité de l’emploi, un confort de vie", estime la jeune femme. "A partir du moment où le contrat est cassé, le salarié se pose la question du sens, de son épanouissement : quitte à évoluer dans un monde où l’incertain est devenu certain, quitte à galérer, autant galérer pour quelque chose qui donne du sens, qui me corresponde."

"Adaptation organisationnelle", "positivisme", "échange fructueux", "transversalité"

Quête de sens née de la crise peut-être, sans doute aussi de cette prolifération de "bullshit jobs", ces métiers "inutiles socialement mais plutôt bien rémunérés", baptisés ainsi par l’anthropologue David Graeber en 2013, mais aussi de méthodes de management déshumanisantes, jusque dans les métiers à forte valeur sociale. Dans leur livre "Boulots de merde ! Du cireur au trader, enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers", Julien Brygo et Olivier Cyran, deux journalistes, voient derrière tout ça les méfaits du "lean management". Selon eux, ce système de rationalisation des tâches inventé par Toyota se répand partout, dans les multinationales, les services publics, à Décathlon ou à La Poste, à PSA ou à Pôle emploi. 

"Les responsables des ressources humaines raffolent de la doctrine des '5S' ("seiri, seiton,seiso, seiketsu, shitsuke" pour supprimer, situer, nettoyer, standardiser, suivre") écrivent les deux auteurs, évoquant ces cabinets d’audits qui débarquent avec leur jargon et leurs "experts pragmatiques et reconnus dédiés à l’amélioration de la performance opérationnelle par le conseil et la formation". Les nouveaux managers jurent par "l’adaptation organisationnelle", le "positivisme", "l’échange fructueux", la "transversalité", mais "ne veulent rien entendre des récits de souffrance des salariés au travail, de pression hiérarchique et d’impératifs de rentabilité".  Elizabeth, une infirmière au CHU de Toulouse soupire, dans leur ouvrage : "On traite les patients à la chaîne. Voilà comment je me sens : une ouvrière à la chaîne. Nos cadres nous jugent sans regarder ce qu’on fait, uniquement sur les chiffres de productivité. Ils n’ont jamais ouvert la porte pour voir comment on fait les soins." Les conséquences peuvent être ravageuses : depuis juin 2016, quatre membres du personnel du CHU de Toulouse ont mis fin à leur jour.  

Le malaise est d’autant plus grandissant qu’en parallèle, les entreprises ont tendance à développer le "playing washing", appelé aussi "ludification" : introduire le jeu au travail, permettre aux salariés de "travailler autrement", pour que l'employé se sente bien. Cela prend la forme d’un baby-foot dans l’open-space, d’une table de ping-pong, de jeux vidéo à disposition, d’un canapé ou se poser, ou de séminaire d’entreprises. Mais avec le risque que cette jolie façade un peu enfantine ne tombe à côté de la plaque quand, en face, la souffrance est trop grande. Anne-Claire, infirmière dans un service public de la santé, se rappelle ainsi "ces trois heures passées à coller des post-it jaunes, roses, bleus avec des flèches oranges puis entourer les groupes de mots importants", pour réfléchir sur la "philosophie de la boîte", à l’initiative de son patron. "A la fin, à partir de ça, on rédigeait un mot digne d’un niveau de CE1 alors que pendant ce temps, on n'était pas sur le terrain", raconte-t-elle à LCI. "Par contre, quand j’ai voulu aborder les conditions de travail, mon cercle de mots a été déplacé dans un coin, pour 'en reparler dans une prochaine réunion'". Ah, les réunions…

VIDÉO - Bore-out : la maladie de l’ennui au travailSource : JT 20h WE
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