"Il a fallu gérer la crise" : ces profs qui tentent de démonter les théories du complot face à leurs élèves

par Sibylle LAURENT
Publié le 10 février 2016 à 15h02
"Il a fallu gérer la crise" : ces profs qui tentent de démonter les théories du complot face à leurs élèves

COMME PAR HASARD – Le ministère de l’Education tente de réagir face à l’ampleur des théories du complot chez les élèves, confrontés à une masse d’informations sur internet, qu’ils prennent souvent sans distance. Des professeurs nous racontent comment ils essaient de déminer le terrain dans leurs classes.

Ces profs le disent tous : aucun n'avait vu venir l'ampleur prise par le phénomène des théories du complot chez leurs élèves. Ça leur a sauté à la figure au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo, quand ils ont voulu aborder le sujet en classe. Alors que le ministère de l’Education tente de déminer le terrain via des cours de médias et d'information, des professeurs nous expliquent comment ils tentent de développer l’esprit critique chez leurs élèves. Pas toujours facile.

Ronan Cherel, professeur d’histoire géo dans l’académie de Rennes, l’a appris à ses dépens. "Je fais cours à des élèves issus de milieu pénitentiaire", raconte-t-il. "Quand j’ai voulu aborder les attentats avec eux, ils m’ont dit : "Pas besoin, on sait que c’est de la faute des Francs-maçons." J’étais abasourdi." Pris de court, le professeur tente de débattre, d’argumenter. Mais se retrouve face à un groupe qui a réponse à tout. "Ils étaient capables de contrer tous mes arguments." Interloqué, le professeur remet le sujet sur la table dans une autre de ses classes, dans un collège rennais. "Deux élèves se sont levés, m’ont parlé du complot judéo-maçonnique, et m’ont sorti exactement le même argumentaire. Quand deux populations isolées l’une de l’autre tiennent le même discours, c’est qu’il y a une fuite."

"Développer leur esprit critique"

Alors il a mis le nez dans ces théories, est allé fureter sur Internet. Pas évident. D'autant qu'il se sent seul, le sujet n’étant pas pris en charge par les autres professeurs. Le professeur tente de mettre en place dans sa classe un "protocole de lutte contre les conspirationnistes" : un cours sur les définitions, le repérage des idées, de la forme médiatique, des impacts. Pour un résultat mitigé : "Comme ce n’était pas au programme, les élèves se sont rendus compte de ce côté exceptionnel, et ça leur a fait peur, c’était anxiogène", constate le professeur. Il a repensé son attaque. A la rentrée dernière, il a créé une revue, éditée tous les mois. Jackpot. "En devenant journalistes, les élèves sont passés à une posture d’acteurs, de réalisateurs de la vie civique. Ils ont pris conscience de leurs responsabilités, ils voulaient être justes, ne pas dire de bêtises."

Le même constat revient chez tous les professeurs confrontés au problème : les théories du complot, en classe, sont "impossibles à aborder de manière frontale". "C’est comme un combat de boxe où l’on perd à tous les coups, devant tout un public, et c’est impossible de se battre contre tous les arguments très étayés qu’ils énumèrent les uns après les autres, c’est sans fin", constate Ronan Cherel. Lionel Vighier, professeur de lettre de l’académie de Versailles, a la même conclusion : "Nous ne sommes pas formés, ni armés pour démonter des théories du complot face à élèves très informés", reconnaît-il. 

Rendre les élèves acteurs

Chacun développe donc ses recettes. Rose-Marie Farinella, professeur des écoles à Grenoble, alertée par des parents démunis, a mis en place pour ses CM2 un diplôme de "Hoax Buster", un cours d’esprit critique ludique. Les élèves ont juré sur "la tête de la souris de leur ordinateur" de toujours vérifier une information avant de la diffuser, se sont déguisés en détective pour traquer les "faux", ont couvert une manifestation de chasseurs pour comprendre la notion d'objectivité. "Il y a eu beaucoup de fous rires, et à la fin ils étaient sidérés de voir la crédulité de leurs petits amis", constate la maîtresse. Sophie Mazet, professeur d’anglais à Saint-Ouen, a elle aussi essayé de rendre ses élèves acteurs. Elle a commencé à s'alarmer quand elle a soumis à sa classe une série d’articles de The Onion, un site parodique équivalent du Gorafi français. "Malgré des textes plus que curieux, - comme un discours d’Obama se finissant par "Fuck You", aucun n’a relevé l’entourloupe", détaille-t-elle. "Le problème est qu’ils me faisaient confiance, ils avaient complètement abdiqué leur esprit critique."

Elle a ainsi monté un "cours d’autodéfense intellectuel", en les initiant à l’argumentation, à la collecte des données, ou encore à l’influence des séries télé sur le vote. Avant de leur faire fabriquer leur propre théorie du complot. Lionel Vighier, le prof de lettres, a travaillé sur ce qu'il maîtrisait : la rhétorique. "J'ai montré comment ces théories du complot sont proches des romans noirs, avec un crime, des coupables, une musique anxiogène." Lui aussi leur a fait fabriquer des théories du complot parodiques. Et en cherchant un peu, ses élèves ont trouvé des conspirations partout, comme le montrent les sujets de leur projet intitulé "Comme par hasard" : "De mauvaises notes dans toutes les matières : coïncidence ? Je ne crois pas" ; "Le survêtement en EPS : la vraie raison." Comment ça ? Un complot des profs de sport en lien avec l'industrie du molleton ? Décidément, on nous cache tout.... Effrayant.



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