"Nous sommes confrontés à des gens super rusés" : face au terrorisme, les "espions des prisons" tentent de s'adapter

par Matthieu JUBLIN
Publié le 13 juillet 2018 à 12h12
"Nous sommes confrontés à des gens super rusés" : face au terrorisme, les "espions des prisons" tentent de s'adapter

ENQUÊTE - Le milieu du renseignement pénitentiaire, que le nouveau plan d'action contre le terrorisme présenté ce vendredi veut renforcer, est en pleine refonte. Une nouvelle structure, des embauches... mais est-ce suffisant face à l'explosion du nombre de détenus susceptibles de passer à l'acte ?

Article publié pour la première fois le 12 octobre 2017. Nous le republions ce vendredi 13 juillet 2018 alors que la structuration et la meilleure intégration du Renseignement pénitentiaire dans les services de renseignement est l'une des mesures principales du nouveau plan d'action contre le terrorisme présenté par Edouard Philippe.

Le lundi 2 octobre 2017, dans le centre pénitentiaire de Fresnes, des policiers de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) entrent dans les cellules de Charles-Henri M., 28 ans, nationalité camerounaise, et de Maxime O., 22 ans, nationalité française. Les deux détenus, incarcérés respectivement pour braquage et tentative de meurtre, devaient sortir quelques jours plus tard. Selon les enquêteurs, ils planifiaient une "action violente" imminente, visant des surveillants de prison ou des policiers.

Ils ont été placés en garde à vue et mis en examen pour association de malfaiteurs terroriste criminelle. Pour la première fois, l'antiterrorisme français affirme avoir déjoué un attentat fomenté depuis l'intérieur même d'une prison, après une enquête de plusieurs mois. Tout est parti d'une fouille de cellule, en décembre 2016, au cours de laquelle un téléphone a été découvert, contenant des conversations qui évoque un projet d’assassinat contre "des mécréants". 

Un coup de filet inédit qui illustre un risque terroriste déjà connu : des détenus entrés en prison pour des faits de droits de communs et qui en sortent avec la volonté de commettre un attentat. Pour y faire face, le ministère de la Justice a inauguré en avril 2017 un nouveau service de renseignement : le Bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP).

Pour la première fois, un vrai service de renseignement dépend directement de la Chancellerie. Composé d'un bureau central, de relais régionaux et de délégués locaux, implantés dans les prisons, le BCRP n'est pas encore au complet, mais la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, assurait, après le coup de filet de Fresnes, faire "un effort tout à fait considérable sur le renseignement pénitentiaire, avec des créations d'emplois". 

Nous sommes confrontés à des gens super rusés, qui peuvent convaincre des détenus que voler un sac, c’est autorisé par le coran
Wilfried Fonck, secrétaire national UFAP-UNSa

Tout le monde s'accorde là dessus : en prison, la menace terroriste a changé d'échelle. Et de méthode. "Les détenus radicalisés qui se baladent en prison avec une barbe et une djellaba, c'est fini. Aujourd'hui, ils ont toujours un temps d'avance sur nous.", explique Wilfried Fonck, un ancien du renseignement pénitentiaire, désormais secrétaire national du syndicat UFAP-UNSA. "Aujourd’hui on est confronté à des gens super rusés, qui peuvent convaincre des détenus que voler un sac, c’est autorisé par le coran", ironise-t-il.

Le syndicaliste a connu les prémices du renseignement en prison. Il s'agissait alors de l'EMS3, une petite structure montée en 2003 après la spectaculaire évasion d'Antonio Ferrara, une figure du grand-banditisme français, qui s'est échappé de Fresnes à grands renforts d'explosifs, de fusils d'assaut et d'un lance-roquette.

À l'époque, Wilfried Fonck espionnait déjà les terroristes islamistes en prison, soit une centaine de personnes. "Aujourd'hui, les services doivent suivre 500 personnes condamnées pour terrorisme et 1.500 personnes signalées pour radicalisation", complète-t-il. Soit 2000 personnes pour, à terme, une cinquantaine d'analystes au sein du BCRP et "un réseau composé de plus de 400 personnels (analystes veilleurs, investigateurs numériques, délégués locaux ou régionaux du renseignement pénitentiaire)", a promis le ministère.

À la base, le renseignement, c’est d’être présent en détention, au contact de la population pénale
Christopher Dorangeville, CGT Pénitentiaire

Pour l'instant, le compte n'y est pas, estime l'ancien spécialiste du renseignement. "À Fresnes, actuellement, on compte un délégué pour 150 détenus radicalisés", affirme Wilfried Fonck. Dans des établissements qui souffrent déja de la supropulation carcérale et du manque d'effectifs chez les surveillants, on regarde avec un oeil critique cette nouvelle mission de renseignement. "À la base, le renseignement, c’est d’être présent en détention, au contact de la population pénale", complète Christopher Dorangeville, de la CGT pénitentitaire.

Si, pour ce dernier, le renseignement peut devenir une mission de l'administration pénitentiaire, il estime que "la personne détenue ne fait pas la différence entre le surveillant qui surveille et le surveillant qui espionne". Attention donc à ne pas "mettre à mal le lien de confiance entre les prisonniers et les surveillants". Contacté, le ministère de la Justice se dit conscient du risque : "c'est pour cette raison qu'on communique peu sur les moyens de renseignement utilisés".

"La prison, ce n'est pas les détenus d'un côté et les surveillants de l'autre. Tout le monde vit ensemble", ajoute Wilfried Fonck, en se remémorant les débuts du renseignement pénitentitaire. "Les surveillants, c'était mes yeux et mes oreilles. Sans eux, je ne servais à rien. Ils font du renseignement sans s'en rendre compte, par exemple, quand ils me signalent des situations étranges, comme un islamiste qui discute avec un trafiquant de stups'". 

Le manque de surveillants va-t-il priver le renseignement... de renseignements ?

Côté ministère, on confirme qu'environ 500 personnes sont incarcérées pour faits de terrorisme, auxquels il faut ajouter 1.150 autres signalés pour radicalisation, et 2.000 autres qui font l'objet d'une enquête. Face aux questions sur le manque de personnel dans les prisons, la Chancellerie admet que "la moitié des établissements n'ont pas de délégué local au renseignement" et que le manque de surveillants est "un problème qui dépasse le seul domaine du renseignement". 

Ce manque de surveillants va-t-il priver le nouveau Bureau central d'informations de première main ? Le ministère préfère mettre en avant les "400 recrutements" au BCRP et se félicite d'avoir désormais "le cadre juridique et les moyens techniques pour parler d'égal à égal avec les autres forces du renseignement français". Un atout que ne renient pas certains syndicalistes, qui voient d'un bon oeil le fait de ne plus être un simple exécutant au service de la DGSI et de pouvoir accéder eux-mêmes à des informations classés "secret-défense".

Interceptions de sécurité, captation d'images, sonorisation, "IMSI catchers"

Écoutes, captation d'images, sonorisation de cellule, utilisation d'IMSI catchers, qui interceptent toutes les communications alentour... toute la panoplie du renseignement est désormais dans les mains de la "Pénitentiaire". Des moyens qui font par ailleurs tiquer certains défenseurs des droits des prisonniers et des libertés individuelles. Pour Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, "les musulmans en prison sont déjà surveillés pour des motifs très éloignés du terrorisme". Le syndicaliste Wilfried Fonck estime, pour sa part, que la notion de "radicalisation" n'est pas assez précise. 

"Il faut 5 ans pour qu'une force de renseignement soit pleinement opérationnelle", tempère le ministère. Le temps pour le renseignement pénitentiaire de démontrer son utilité et de prouver qu'il n'est pas le colosse aux pieds d'argile auxquels beaucoup s'attendent. 


Matthieu JUBLIN

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