"On ne va pas se mentir, ça évoque la fellation" : on a suivi la brigade anti-sexiste dans les rues de Paris

par Sibylle LAURENT
Publié le 30 septembre 2017 à 9h00, mis à jour le 2 octobre 2017 à 16h34
"On ne va pas se mentir, ça évoque la fellation" : on a suivi la brigade anti-sexiste dans les rues de Paris

ON A TESTÉ - Depuis quelques mois, des brigades anti-sexistes arpentent les rues de paris et des grandes villes de province pour traquer les pubs dégradantes pour les femmes. Nous avons suivi l'équipe parisienne.

"Tout le monde a son bandana rouge ?" - "Ouiiiiiiiii." "Tout le monde a ses autocollants ‘sexiste’ ?" - "Ouiiiiiiiiii." Allez, c’est parti. Et vous voilà, cahin-caha, un mardi soir avec un foulard autour du coup, en rang deux par deux à l’assaut du trottoir, au milieu d’un joyeux melting-pot de chevelures bleues, roses, de pantalons taille haute, de petits sacs à dos, de chaussures vernies ou treillis, de crânes rasés et de longues boucles, bref, de look stylés. Moyenne d’âge : à la louche, une bonne dizaine d’années de moins que vous.  A vue d'oeil : une petite trentaine de personnes, beaucoup, beaucoup de filles, - et, tout de même, trois garçons. Petit groupe surmotivé, alors que vous, êtes juste fatiguée de votre journée. 

Le bandana rouge, signe de ralliement.
Le bandana rouge, signe de ralliement. - SL/LCI

Il est 20 h, à peu près, vous êtes à République. Et tenez-vous bien, en immersion  au sein de la brigade antisexiste de Paris. Comment vous êtes-vous retrouvés là ? Cette 'brigade', vous l’avez rencontrée au détour de vagabondages sur Facebook.  Vous avez voulu savoir ce que c’était. Et paf, vous voilà invitée. Elles sont quatre à gérer ça d’un peu plus près. Quatre filles, qui donnent rendez-vous sur les réseaux sociaux. Elles ne communiquent pas le lieu en public "car on ne veut pas attirer des gens pas trop cool", raconte Léa, frimousse ronde, lunettes rondes sous la frange blonde. L’idée : traquer les publicités sexistes dans l’espace public. Et vient qui veut. "Il y a quelques habitués, mais ça tourne beaucoup", dit Léa. "La brigade est un peu destinée à des gens qui n’ont pas forcément envie de s’investir tout le temps, mais de faire une action un peu concrète de temps en temps." C'est la 19e brigade, ce soir. il y en a une par mois. Et la traque, ou plutôt le trajet, se fait au petit bonheur. "On ne prépare rien, on n’a aucun doute sur le fait qu’on trouvera des publicités sexistes. Il y a toujours du boulot", rigole Elsa, une autre organisatrice." Abribus, vitrines, affichages géants, kiosques, le terrain de chasse est large, le gibier foisonnant. "En une heure et demie, on trouve environ 10 à 15 publicités sexistes."

Photo de groupe, avant le départ.
Photo de groupe, avant le départ. - SL/LCI

20 h 30. En marchant, on révise les bases. Comment reconnaît-on une affiche sexiste ? Léa fait la leçon. "Par exemple, si la femme est davantage utilisée comme un objet que comme une personne humaine. S’il y a démembrement du corps, si on ne voit que le tronc, ou que les jambes", détaille-t-elle. "Les signes de sexualisation, c'est assez évident, comme la bouche ouverte. Il y a aussi les symboles de domination masculine, ou encore les stéréotypes et clichés,  comme l'utilisation du rose ou bleu, le ménage..." 

Le procédé est simple et bien calé : devant chaque affiche qui pose problème, la brigade s'arrête, débat, et vote. Pour savoir si oui ou non, il faut apposer un autocollant "sexiste". Les autocollants, c’est la signature de cette brigade. Comme ça aussi que beaucoup, dans le groupe, l’ont connu. "Ca laisse une trace dans la rue, ça touche les passants. Il n’y a pas plus grand public", dit Léa. "Bon, on est conscientes que l’autocollant ne va pas réveiller les femmes, mais ça ouvre le débat !"

20 h 35. Anne (prénom changé), une des plus âgée dans le groupe (hormis vous), a bien, à vue d’œil, dépassée la trentaine. Elle est venue par l'entremise d'une collègue, qui a elle-même croisé la brigade un soir dans la rue.Enseignante, elle se définit comme "féministe radicale" – c’est-à-dire explique-t-elle, que pour elle, hormis les organes génitaux, il n’y a aucune différence entre un homme et une femme. Alors oui, "radicale", ça fait un peu peur comme ça, mais elle a l’air très sympa, Anne. Elle a fait des études de genre, est passionnée par le sujet et est venue voir ce que ça donnait. Un peu dubitative, il faut le dire. Il y a aussi Erwan, l’un des trois représentants de la gent masculine, cheveux longs, lunettes carrées d’étudiant en prépa intégrée, ingénieur en devenir. A l’écouter, il est déjà bien sensibilisé au sexisme, milite dans quelques groupes. Lui aussi, a voulu voir. "La pub, c’est quelque chose qu’on voit partout, qu’on ne choisit pas", dit-il. "Je fais une heure de transports tous les matins, je ne me posais pas vraiment la question, je veux écouter ce qu’elles disent." Anne abonde : "La publicité c’est traître : ils essaient de nous faire passer des messages simples, mais derrière il y a toute une machine, ils jouent sur des messages très infusés dans la société."

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20 h 45. On a tellement papoté qu’on a raté la tête du groupe qui s’est arrêté devant une boutique de lingerie. Lingerie coquine, tendance vulgaire. Cache tétons en cœur, dentelles en nylon, mannequin rouge et noir de satin synthétique. Question du bon goût mise de côté, est-ce sexiste ? Le débat s’engage, un peu mou, la salle n'est pas encore chauffée, sans doute. Est-ce que c’est sexiste ? Dégradant ? Franchement, nous, on ne sait pas trop. "C’est compliqué de coller là-dessus", glisse l’une. Ok, on repart sans trop s’acharner. Visiblement, ma voisine est déçue. "C’était pour des gens qui voulaient voir des femmes nues." Elle aurait voulu coller. 

On longe un magasin Naturalia. Sur la vitrine, une affiche avec un slogan "Nos robes n’ont rien à cacher". La photo, est celle d’un homme buvant un verre de vin. Ca passe. "Bon, heureusement que c’est un homme en photo." Ils ont eu chaud, chez Naturalia. On marche. 

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20 h 45. "Aaaaah, là, c’est clair !" Frisson de joie dans le groupe. Première proie en vue. Devant nous, sur un abribus, Nathalie Portman nous regarde. L’œil langoureux, la mèche joliment ondulée. La bouche rouge, pulpeuse, à demi-ouverte. Un doigt dedans. Une pub, a priori, pour du rouge à lèvre. Mais, pour la brigade, le verdict est clair : "Ah bin là, ça évoque la fellation, on ne va pas se mentir !", glisse ma voisine. "C'est pas que ça soit mal la fellation, mais pour vendre un rouge à lèvre..." Pédagogique, Léa demande : "Alors, qu’est-ce qui vous interpelle ?" Il y a les classiques : "La bouche offerte, le doigt dedans, les cheveux ébouriffés...", bref, c'est la pose qui pose problème", théorise une militante. "Et puis elle a un bout d’épaule nu !", remarque une autre. "Ah oui tiens, j’avais pas vu", dit une autre. Alors ce nu, sexiste ou pas ? Pas facile à trancher. Pour certaines, oui, sans un pli. D’autres nuancent : "Cette nudité-là n’est pas grave", grommelle ma voisine. "Elle a une veste et un soutien-gorge !" Bon, la nudité restera en débat. Sur le reste tout le monde est d’accord. Vote. "Sexiste !" Collage d’autocollant.  A côté, un ou deux type alcoolisés viennent tenter de parler. Enfin, surtout de rigoler un peu.

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21 h. C’est sûr, le combat n’est pas toujours facile. Léa, une des organisatrices, se rappelle d’une publicité Intimissimy, marque de sous-vêtements, avant l’été. "Pour moi, c’était une évidence : la manière dont se tenait la femme, la bouche en avant, dégageait quelque chose de très malsain, très 'femme offerte'". La brigade a fait un micro-trottoir. Et là, déception. "Beaucoup de gens ne voyaient pas le problème. Les femmes disaient que ça leur donnait envie d’acheter, les hommes que c’était une belle femme", soupire Léa. "Il y a une éducation à faire. Il faut déconstruire certains clichés qu’on a appris, s’éduquer soi-même." Elle, étudiante en graphisme, a appris à exercer son oeil : "Au début moi-même je ne faisais pas spécialement attention, et maintenant... ça devient presque obsessionnel !"

21 h 05. Nouveau stop. Sur un mur, des pubs sauvages. Du genre qu’on aurait longées sans s’arrêter. Sans trop regarder. Et pourtant, sur ce mur, une femme nous regarde. L’œil (décidément) là encore langoureux, ou fatigué, ou maquillé-barbouillé. La brune est sur un lit, en manteau mais en petite culotte, en train de téléphoner, façon lendemain de soirée. Le décryptage d’image se fait en groupe.  Et il n'y a pas photo. "Elle n’a qu’un manteau et des bottes ? C’est réaliste ça ?", "On n’arrive même pas à savoir quel est le produit... ", "La bouche ouverte, les yeux filants, les jambes ouvertes... On voit bien qu'il y a une profondeur qui amène le regard vers l'entrejambe de la fille", "Est-ce que l’imaginaire ne renvoie par un au téléphone rose ?" Ca ne sent pas bon pour elle... Vote ? Sexiste !, approuvé à 150%. Et hop, collage d’autocollant. Par contre juste au-dessus, c’est moins évident. La même marque met en scène une fille en jean un peu large, avec, par contre, un large, profond, rebondi, décolleté. La critique est plutôt accueillante : "Là, ça ne pose pas de problème dans l’attitude", "On va dire que c’est bien Photoshopé mais ils ont gardé ses formes". mais une dernière l'emporte : "Essayez d’imaginer un homme dans la même situation. Est-ce que ce serait ridicule ? Drôle ?" Elle aura droit à son autocollant. 

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21 h 30. La brigade s’arrête devant une pub pour une marque de cachemire. Une femme, en pull et robe, fait du skate. Un slogan au-dessus : "Soft is the new strong". Le  débat est timide. Ou plutôt, contrasté, traduisant les différents courants de pensée du groupe. Entre les pour : "Le skateboard, c’est cool non ? Plutôt une attitude masculine. Elle est mise dans une position plutôt valorisante. elle a des baskets, pas de talons." Et les contre, rapport au message, jugé énigmatique :  "Ca veut dire quoi ? La femme, c’est le soft et le skate représente le strong ? C’est gênant, non ?  La 'douceur est une force', c’est vraiment un slogan faussement émancipateur." D’autres murmurent au procès d’intention. "Est-ce qu’on doit condamner la pub juste parce qu’il y a une femme dessus ? Souvent on reproche aux pubs avec des femmes d’être déséquilibrées, d’avoir l’air fragile. Ce n’est pas le cas." Le vote est clair : c’est non, pas de sexisme en vue. 

Mais est-ce que tous les messages sexuels sont sexistes ?
Anne, dubitative

22 h. Et elle apparaît, éclairée de plein feux, trônant, énorme dans la rue. Une grande blonde, en sous-vêtements. Une gigantesque publicité pour un "Etam Live Show". Consensus pour s’arrêter. "C’est tellement grand qu’on ne voit que ça dans la rue, on est happé par ça. Comme si elle était disponible pour les hommes", murmure Sabine, dans le groupe. Anne n’est pas d’accord. "Je trouve qu’elle a le regard affirmé, une pause affirmée, c’est bien non ?  Mettre le corps pratiquement nu sur l’affiche, ça peut gêner, OK, avec un corps lisse, hyper normé, OK, mais en quoi ça cherche à mettre les femmes en position d’infériorité ?" Une autre porte le débat un cran plus loin : "C’est aussi une injonction à être sexy en lingerie  Les mecs ne sont pas à poil dans la rue pour des petites culottes ! Elle n’a pas le regard affirmé, mais plutôt qui lance un appel dans la rue. Elle a la bouche entrouverte. Elle a l’air dispo à la consommation !" Anne ne lâche pas : "Mais est-ce que tous les messages sexuels sont sexistes ? A quel point on doit censurer le message sexuel ?"  Bon, Anne perd la partie. Léa tempère. "Non mais c’est normal de ne pas être d’accord, ce n’est pas une science exacte."  Allez, vote. L'affiche gagne même un tag "Corps à consommer".

SL/LCI

22 h 15. Cette histoire de nudité, n’est pas facile à trancher pour la brigade. Léa nous en a touché un mot en début de soirée. "Sur la lingerie, il faut forcément des personnes nues. A nous de juger la pose, la sexualisation, le message associé..." Parce qu’attention, elles ne militent pas forcément pour tout cacher. "Il n’y a aucune honte à montrer un corps féminin", dit Léa. "Il ne faut juste pas que ce soit dégradant. Des gens nous disent 'mais alors quoi, vous voulez qu’on mette un voile ?' On passe d’un extrême à l’autre, c'est la pornographie ou le voile.  Entre les deux, il y a quand même un débat." A côté, Esla soupire. "Mais bon, ne nous leurrons pas, la nudité est souvent utilisée pour évoquer la sexualité." Une publicité, revient souvent, dans les discussions : celle d’Yves Saint-Laurent, en mars dernier, où un mannequin maigrissime posait la croupe offerte, dans des positions clairement évocatrices. "C’était clairement, un appel au viol", se rappelle Léa. 

Le débat, en écoutant les deux est, on le découvre, peut-être bien plus large. Au point de poser quasiment des questionnements d’ordre philosohique.  "On a du mal avec ce qui est artistique", reconnaît Elsa. "On a souvent des discussions là-dessus, mais on n’a pas encore réglé ce problème, c’est un peu compliqué." "Par exemple, tiens, les les cariatides, ces femmes statues  qui portent les fontaines, c'est pas un peu sexiste ça ?", lance Léa.  

22 h 30. Le rythme ralentit. Le groupe s’arrête, s’égaille, discute dans les coins. Erwan, l’ingénieur-observateur a l’air plutôt content. "C’est intéressant, vraiment. Je connaissais certaines positions, mais je les découvre de manière bien plus argumentée." Cependant conscient que la brigade prêche à des déjà-convaincus. "Nous on comprend ce que veut dire l’autocollant sexiste, on a les codes. Mais les gens qui passent après dans la rue, je ne sais pas... Peut-être qu’on pourrait plutôt marquer des questions, sur des affiches moins évidentes." Derrière lui, une tête de femme s’affiche, pour une écharpe. Œil torve, bouche colorée. Mais rien à signaler. "C’est pas sexiste, mais c’est moche !", rigole Elsa. Mais ça, c’est un autre combat. 


Sibylle LAURENT

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