Violées, agressées, abusées... Le chemin de croix des victimes au commissariat

Anaïs Condomines
Publié le 8 février 2017 à 11h07, mis à jour le 18 octobre 2017 à 20h56
Violées, agressées, abusées... Le chemin de croix des victimes au commissariat

ENQUETE – Alors que dans le sillage de l'affaire Weinstein, le hashtag #balancetonporc recueille de nombreux témoignages de femmes harcelées et agressées sexuellement, une réaction revient de manière récurrente : mais pourquoi n'ont-elles pas porté plainte ? Et pourquoi préfèrent-elles parler sur les réseaux sociaux plutôt que devant des policiers ? Pour répondre à ces questions, nous avons décidé de republier une enquête réalisée en février 2016 sur la prise en charge dans les commissariats des victimes d'agression sexuelles ou de viol. De nombreuses femmes soulignaient alors un manque criant d’humanité et de bienveillance.

Paris, 3h30, une nuit de février. Anna*, étudiante étrangère de 29 ans, est victime d’un viol à quelques mètres de son appartement. Les policiers, rapidement prévenus, font grimper la jeune femme en état de choc dans leur fourgon, direction le commissariat. Sur place, ce n’est pas tant le fait d’enchaîner les dépositions, pendant quatre heures, dans ses vêtements trempés et encore souillés de sperme, qui la déstabilise. Ce n’est pas non plus le fait de rester assise, le pantalon béant, avec pour seule consigne de ne "surtout pas remettre sa ceinture, pour les empreintes". Non, ce qui choque Anna, c’est bien l’indifférence générale dans laquelle se déroulent ses interrogatoires successifs.

Une semaine après le drame, elle raconte à LCI : "Au commissariat, j’ai été prise en charge par deux policiers, alors que j’aurais largement préféré me confier à une femme. Ils s’énervaient parce que l’amie anglaise qui m’accompagnait pour faire la traduction ne parlait pas assez bien français à leur goût. Je me suis sentie jugée. On m’a demandé si j’avais bu et comment j’étais habillée au moment du viol. Comme si ça pouvait expliquer quoi que ce soit…" Elle poursuit, davantage consternée qu’en colère : "Ils ne semblaient pas intéressés et ne montraient aucune émotion… peut-être parce qu’ils voient des cas comme le mien tous les jours ? En fait, après toutes ces questions, il n’en manquait qu’une seule, celle qui fait la différence : un simple ‘ça va aller ?’ En face de moi, ça aurait pu tout aussi bien être des robots. Où est l’humanité ?"

Mur d'indifférence

Ce mur d’indifférence, Anna n’est pas la seule à le décrire. Pour en savoir davantage sur la prise en charge des victimes de viol ou d’agressions sexuelles par la police, LCI a recueilli le témoignage de plusieurs plaignants. A chaque fois, revient le constat amer d’un manque criant d’humanité. Céline, jeune femme originaire du Doubs, nous raconte comment elle a décidé, adolescente, de sortir du silence. Abusée sexuellement par son beau-père pendant des années, elle réalise soudain que ce qu’elle a vécu "n’est pas normal". "C’est ma psy qui a fait le signalement. Le rendez-vous avec la police s’est déroulé à l’hôpital, pendant que j’étais prise en charge pour les constatations" détaille-t-elle. "C’était très difficile. L’attitude des gendarmes – une femme et deux hommes - était très froide, ils ne compatissaient pas. J’avais l’impression d’être jugée, d’être la coupable. Je pleurais beaucoup mais en face de moi, on restait glacial. Dans la chambre, il y avait trop de monde, je n’ai pas réussi à finir la déposition du premier coup."

Une absence d’empathie également remarquée par Thomas*, séquestré et violé par un homme à l’adolescence, alors qu’il se trouve en état de coma éthylique. Quinze ans plus tard, à l’âge de 30 ans, celui qui préfère témoigner par mail plutôt que par téléphone car aux yeux de sa femme, il "porte le masque du mec qui va bien", décide de porter plainte. "Une association d’aide aux victimes m’a redirigé vers un commissariat. Je m’y suis rendu apeuré. La policière qui m’a reçu – je ne voulais surtout pas parler à un homme – était très à l’aise, absolument pas dans la compassion. Pire, la seconde fonctionnaire de police à qui j’ai dû raconter mon histoire m’a carrément pris de haut. J’étais sans voix, c’était le cliché du mauvais flic."

"Nous ne sommes pas formés"

Et du côté des policiers, qu’en dit-on ? Pour le savoir, nous avons contacté la commissaire du 11eme arrondissement, cheffe du service d’accompagnement et d’investigation de proximité (SAIP). Elle reconnaît d’emblée qu’aucune formation spécifique à l’accueil des victimes de viol ou d’agression sexuelle ne leur est imposée : "Nos services interviennent en premier sur le terrain dans le cas d’une agression sur la voie publique, mais il est vrai que nous ne sommes pas formés à la prise en charge de ces victimes." A tout le moins existe-t-il une marche à suivre : "On essaie de prendre en charge ces personnes le plus rapidement possible, dans un endroit confidentiel et pas dans des bureaux communs. On tente aussi de confier la déposition à un fonctionnaire expérimenté. En ce qui concerne la visite chez le médecin, tout dépend du type d’agression. Si elle vient de se produire, nous conduisons directement la victime aux UMJ (unités médico judiciaires, ndlr). En revanche, si les actes sont antérieurs, on préfère donner un rendez-vous à la victime. Elle s’y rendra plus tard. En fait, il n’y a pas vraiment de protocole, mais plutôt un ensemble de bonnes conduites."

De protocole, pourtant, il est question dès novembre 2014 parmi les équipes de Marisol Touraine, ministre de la Santé. Ambitieux projet "d’amélioration de la prévention et de la prise en charge des femmes victimes de violences" … il accouche d’une souris, en recommandant par exemple une "unité de lieu". En clair, le texte encourage une intervention coordonnée entre policiers et médecins, afin d’éviter que les victimes ne soient livrées à elles-mêmes, et ne décident finalement d’abandonner les poursuites.

"Elle ne voulait plus se rendre à l'audience"

Ernestine Ronai, membre de la mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences, participe à l’élaboration de ce protocole. Auprès de LCI, elle tient à rappeler que des "mesures concrètes sont en cours de déploiement". A l’image d’un guide d’aide à l’audition, préconisant "une attitude bienveillante" des policiers à l’égard des victimes. "On devrait pouvoir dire à ces personnes qui se présentent au poste : ‘vous n’y êtes pour rien, la loi est de votre côté et nous allons vous aider’. Mais il faut du temps pour instaurer ces pratiques, et les victimes, elles, n’ont pas le temps. Nous partons de loin", reconnaît-elle.

Un constat que partage l’avocate pénaliste spécialisée en victimologie Martine Moscovici. Interrogée par LCI, elle explique : "Il y a un tel turn-over au niveau de l’accueil du public dans les commissariats qu’un simple protocole ne suffirait pas. Or, le premier accueil est déterminant. Il y a quelques années, en Seine-Saint-Denis, une de mes clientes n’a pas du tout été prise au sérieux parce qu’elle avait un look un peu destroy, avec des piercings et les cheveux décolorés. Du coup, après une prise en charge catastrophique par les policiers, elle ne voulait plus se rendre à l’audience." Mais la robe noire de nuancer : "heureusement, cela se passe beaucoup mieux dans la police judiciaire, où les officiers sont confrontés exclusivement à des crimes, et formés pour en accueillir les victimes."

Faire monter les "souvenirs enfouis"

Une meilleure prise en charge à la PJ ? C’est en tout cas ce qu’a pu vérifier Anna, convoquée dans leurs locaux deux jours après son passage au commissariat. "Je me suis sentie bien plus prise au sérieux", dit-elle. "Le chef de service est venu à ma rencontre, il a tenu à me dire qu’il était désolé pour ce qui m’était arrivé et qu’il mettait tout en œuvre pour retrouver mes deux agresseurs. Sur place, une interprète m’a aidée et ensuite, on m’a proposé une aide psychologique."

Au commissariat néanmoins, toutes les victimes, n’ont pas à souffrir d’une prise en charge ressentie comme expéditive et sans chaleur. Stéphanie, en Champagne-Ardennes, a porté plainte en 2007 après des années d’agressions sexuelles de la part de son père. "J’avais peur qu’on ne comprenne pas pourquoi j’avais tant attendu avant de parler" nous confie-t-elle. "Comme j’étais ado au moment des faits, j’ai été prise en charge par trois femmes de la brigade des mineurs. Elles ont su poser les bonnes questions pour faire remonter des souvenirs enfouis. Mais si j’avais été mal reçue, j’aurais changé d’avis et je serais partie." Contrairement à Stéphanie, d’autres ont effectivement fait demi-tour par peur, par honte aussi. Pendant ces cinq dernières années, sur 98.000 cas de viols ou tentatives de viols, seules 10% des victimes ont osé porter plainte**. 

* Les prénoms ont été changés

** Source : Enquête ONDRP cadre de vie et sécurité 2010 - 2015


Anaïs Condomines

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