Géants du web et liberté de la presse : on vous explique les enjeux du projet de loi contre la manipulation de l'information

Anaïs Condomines
Publié le 8 juin 2018 à 8h48
Géants du web et liberté de la presse : on vous explique les enjeux du projet de loi contre la manipulation de l'information
Source : AFP / Illustration

FAKE IT - Jeudi 7 juin, la loi voulue par Macron "contre la manipulation des fausses informations", est entrée en discussion à l'Assemblée nationale. Légèrement amendé en commission, le projet de loi cristallise encore les tensions. Entre craintes pour la liberté de la presse et manque d'agressivité envers les géants du web, tour d'horizon des principaux enjeux de ce texte, dont l'examen se poursuivra en juillet.

Il a lui-même fait l'objet de rumeurs pendant la dernière campagne électorale. C'est Emmanuel Macron en personne qui a donné l'impulsion d'une nouvelle loi visant à lutter contre les fausses informations en période d'élection. La voici qui  est arrivée, jeudi 7 juin, en discussion à l'Assemblée nationale, au cœur de débats parlementaires. Ceux-ci n'ayant pu être terminés ce jeudi, ils se poursuivront en juillet, probablement de manière houleuse.

Adopté en commission des Affaires culturelles bien que légèrement amendé - le projet de loi a notamment été rebaptisé "loi contre la manipulation des informations" - le texte se fonde sur trois axes principaux. D'abord, la possibilité pour les candidats et formations politiques d'engager une procédure de référé "lorsqu'il est établi que la diffusion de fausses informations procède de la mauvaise foi". Ensuite, une obligation de transparence imposée aux plateformes numériques (c'est-à-dire Facebook et Twitter) pour faire connaître les contenus sponsorisés ainsi que la somme versée. Enfin, le pouvoir donné au CSA d'empêcher ou de suspendre la diffusion de programmes "contrôlés par un Etat étranger" diffusant une fausse nouvelle. 

Précision de taille, la commission a également défini la "fausse information" comme "toute allégation ou imputation d'un fait dépourvue d'éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable". 

Des critiques de tous les bords politiques

Avant même son arrivée dans l'hémicycle, le projet de loi suscite nombre de critiques. Et celles-ci viennent de tous les bords politiques : quand Marine Le Pen dénonce un texte "liberticide", le patron des LR Christian Jacob parle d'une "police de la pensée". Du côté du PCF, Elsa Faucillon ressent un "climat d'attaque de la liberté d'expression". Alors pour nous aider à comprendre les tensions cristallisées autour de ce projet de loi, plusieurs chercheurs et acteurs concernés nous ont livré leurs impressions sur ce texte.

Une trop faible implication des GAFA ?

"Cette loi est assez orientée sur les contenus et se focalise sur des questions peu nouvelles comme la protection contre la diffamation et la vitesse de retrait des fausses informations. Mais en réalité, il y a pas mal de causes assez profondes à la propagation des ‘fakes news’" estime auprès de LCI Francesca Musiani, chargée de recherche au CNRS et spécialiste des sciences de la communication. "Ces causes, on les retrouve notamment du côté du modèle économique des GAFA", comprendre les géants du Net : Google, Apple, Facebook et Amazon. "Leur modèle économique se fonde sur le clic et sur le fait de capter l’attention" ajoute-t-elle. "Donc leur fonctionnement même favorise plus ou moins directement la propagation d'informations peu fiables, outrancières ou qui polarisent le débat. Si on veut une vraie régulation, il faut introduire cette dimension dans le débat."

Or, dans le projet de loi, les GAFA seront uniquement sollicités en ce qui concerne une transparence sur les contenus sponsorisés, uniquement en période électorale. Alors que pour Francesca Musiani, la bonne idée serait plutôt de mandater une instance indépendante - type le CSA ou la CNIL - "pour auditer leurs algorithmes et comprendre en profondeur comment une fausse info se diffuse". 

Internet trop rapide pour la loi ?

Concernant l'implication des GAFA, Vincent Claveau, informaticien au sein du CNRS et du laboratoire Irisa (Institut de recherche en informatique et systèmes aléatoires), partage ses "doutes sur la faisabilité technique" d'un tel projet de loi, dont il ne remet pas en cause la "pertinence symbolique". "Je veux alerter sur le caractère extrêmement viral des fausses informations" dit-il. "D'ailleurs, des études montrent que les fausses informations se diffusent plus vite que les infos classiques émanant des sites traditionnels. Donc le temps qu’un juge soit saisi pour l’examen d’un dossier, plein de personnes seront déjà touchées : le mal sera déjà fait."

On en revient donc au rôle essentiel que pourraient tenir les grandes plateformes numériques dans cette régulation. "Elles seules ont les vraies solutions", reprend Vincent Claveau. "Par exemple, des outils existent pour détecter des photomontages grossiers, mais ces outils devraient être intégrés directement sur les plateformes de réseaux sociaux." Et l'informaticien de détailler la vie et l'oeuvre d'une fausse nouvelle sur Internet. "Les fausses informations circulent d'abord en vase clos." En clair, sur les réseaux sociaux, vous, internautes, ne voyez passer que les informations avec lesquelles vous êtes déjà d'accord. "Ce sont les bulles de filtre, ce que nous appelons 'l'effet petit monde'. Donc, quand une fausse information émane de la 'fachosphère' par exemple, il ne faut pas compter sur ses membres pour avoir un esprit critique sur cette info. C'est là qu'elle prend de l'ampleur, sort de la bulle de filtre pour atteindre le grand public, devient virale... à cet instant, le mal est déjà fait." Et le juge, saisi en référé, pourra toujours faire interdire le support diffuseur de la fausse information, son contenu, lui, aura déjà fait tâche d'huile. 

Un risque pour la liberté de la presse ?

C'est l'une des craintes principales liée à ce projet de loi. Le SPIIL, syndicat de la presse indépendante d'information en ligne, n'a pas été rassuré par les travaux en commission : "On nous a répété que ce texte ne s’adressait pas à la presse, mais dans les faits, si. On ne serait pas concernés, nous dit-on, alors que les procédures de référés visent tous les services de communication publics, sans faire de différence" explique-t-on à LCI. "Ce n’est pas qu’on veut se soustraire à nos responsabilités, mais la loi de 1881  nous engage déjà. Pour nous, cette loi comporte donc des risques de multiplication des procédures et de détournement à des fins de censure."

Le SNJ (Syndicat national des journalistes), dénonce de son côté "une loi de circonstance qui va compliquer la vie de tout le monde sans régler les problèmes". "Il y a des fausses nouvelles extrêmement compliquées à vérifier et ce n'est pas un magistrat avec ses petits moyens, en 48 heures maximum, qui pourra le faire" poursuit-on auprès de LCI. "Il y a un exemple très parlant : c'est celui des 'MacronLeaks' et des soupçons de compte offshore, 48 heures avant le second tour de la présidentielle. Plusieurs rédactions ont fait leur travail et démontré qu'il s'agissait d'une fausse information. A l'avenir, si l'on essaie d'empêcher, en vain un bobard de se répandre, on va ouvrir la voie aux complotistes. Les seules personnes compétentes pour gérer ces informations sont les journalistes, alors laissons-les faire ce travail !" Le SNJ note tout de même "un bon point" dans ce projet de loi : l'exigence de transparence des plateformes. "Mais on aurait aimé que ça aille plus loin : qu'elle s'applique toute l'année, et pour tout le monde, y compris les actionnaires et les propriétaires de titres de presse."


Anaïs Condomines

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