CRITIQUE - Après les succès critiques de "Hunger" et "Shame", Steve McQueen aborde l'esclavage dans "12 years a slave". Un voyage aux tréfonds de l'horreur dont vous ne sortirez pas indemnes.
Tout comme Darren Aronosky, il est un cinéaste qui a acquis une notoriété fulgurante en filmant les corps brisés. Ceux des prisonniers politiques de l’IRA dans Hunger (2008), amaigris par une grève de la faim, avilis, percés d’os. Celui d’un accroc au sexe dans Shame (2001), trentenaire new-yorkais se frottant aux proies charnelles jusqu’à la déchirure mentale et physique. En deux films seulement, le britannique Steve McQueen a imposé le respect et provoqué la fascination de ses pairs. Son travail, d’un rigorisme maladif, atteint (déjà) une forme paroxysmique avec 12 years a slave, nommé à 9 reprises pour les prochains Oscars.
Dans ce troisième boulet de canon, il dresse le portrait, d’après ses propres mémoires, de Solomon Northup, un afro-américain virtuose du violon kidnappé et réduit à l’esclavage. Un calvaire absolu qui durera, comme le titre du biopic l’indique, 12 années. Soit 144 mois ramassés dans une œuvre traumatisante, d’un peu plus de deux heures, qui plonge le spectateur au cœur du sordide. Bien loin du versant cartoonesque de Django Unchained ou de l’accoutrement romanesque d’Amistad, McQueen nous fout le nez dans la merde. Il prend le temps, grâce notamment aux longs plans dont il a le secret, de nous en faire sentir l’odeur pestilentielle.
Violence et âpreté
Sans gants, le metteur en scène filme sèchement le périple de Solomon (bouleversant Chiwetel Ejiofor). D’abord homme libre et respectable, ensuite enlevé, tabassé puis vendu, une fois, deux fois, jusqu’à tomber dans les griffes acérées d’un propriétaire terrien sociopathe (excellent Michael Fassbender). C’est souvent frontalement, parfois plus discrètement, que sont filmés les sévices, les coups, les spoliations, les humiliations que subissent les âmes et les corps de ces hommes. De fait, il est difficile de parler d’un beau film tant le résultat retourne par son réalisme criant et son refus constant de la sensiblerie.
Au final 12 years a slave s’apparente davantage à une expérience malaisée (ceux qui ont vu Vénus Noire d’Abdellatif Kechiche comprendront), un parcours du combattant, un choc organique. Nos yeux reçoivent l’indicible comme un coup de fouet, le cerveau en est scandalisé et les muscles entiers se tendent. A la fin, nous ne sommes plus que de frêles feuilles tombées d’un arbre qu’on aura secoué frénétiquement. Et c’est dans sa main de très grand cinéaste que McQueen nous réceptionne… avant de nous broyer dans un final puissant.