"Freaks" : pourquoi il faut (re)découvrir le chef-d'œuvre de Tod Browning

Publié le 22 novembre 2016 à 16h51, mis à jour le 22 novembre 2016 à 18h04
"Freaks" : pourquoi il faut (re)découvrir le chef-d'œuvre de Tod Browning

CULTE - Réalisé par Tod Browning en 1932, "Freaks, la monstrueuse parade", mélodrame fantastique où les monstres ne sont pas ceux que l'on pense, est un chef-d’œuvre absolu. Bonne nouvelle, il ressort en salles demain dans une version restaurée. Ceux qui ne l'ont pas vu n'imaginent pas la chance qu'ils ont de le découvrir.

Des êtres difformes se produisent dans un célèbre cirque, afin de s’exhiber en tant que phénomènes de foire. Le lilliputien Hans, fiancé à l’écuyère naine Frieda, est fasciné par la beauté de l’acrobate Cléopâtre. Apprenant que son soupirant a hérité d’une belle somme, celle-ci décide de l’épouser pour l’empoisonner ensuite avec la complicité de son amant Hercule. Mais le complot est découvert, et les amis de Hans et Frieda vont se venger…

Réalisé par Tod Browning, en 1932 (ce qui historiquement en dit long sur la prétendue tolérance, l’acceptation d’autrui et la différence) et adapté du roman Spurs ("Eperons") de Clarence Aaron "Tod" Robbins, Freaks, également connu sous le titre français La monstrueuse parade, fut un échec cuisant lors de sa sortie en salles. Scandale! La MGM (Metro Goldwyn Meyer) était persuadée qu'il s'agissait d'un énième avatar horrifique de Frankenstein et pensait ainsi rivaliser avec le studio Universal. Evidemment, il n'en était rien. Ce qui se jouait alors ici était infiniment plus précieux. Plus secret. Plus puissant. Une leçon humaine, bien sûr. Mais avant tout, un météore. Quelque chose d'unique, de jamais-vu. Comme Un Chien Andalou (Luis Buñuel, 1928). 

Le réalisateur Tod Browning, naguère taxé de "pervers" par tout le gratin Hollywoodien pour avoir commis ce merveilleux Freaks, fut marqué par une jeunesse entière passée dans les cirques, parmi les plus belles créatures. Cette influence du cirque se ressentait déjà dans ses films tournés avant Freaks: Le club des trois qui mettait en scène un géant, un nain et un ventriloque, Dracula (son plus grand succès) qui faisait du pied à Murnau ou encore dans L’inconnu, superbe mélodrame marquant une de ses nombreuses collaborations avec le comédien Lon Chaney (pour les fans, prière à ce sujet de revoir le méconnu Larmes de clown de Victor Sjöstrom).

Des monstres de foire filmés comme des êtres humains

Dans Freaks, Tod Browning s'entoure de vrais phénomènes de foire du cirque Barnum. Femme à barbe, femme sans bras, homme-tronc, sœurs siamoises… Vous les verrez tous, mais pas comme d'habitude. Derrière la "monstruosité" apparente, l'intrigue repose sur une trame classique (amour, cupidité, trahison, jalousie, vengeance) pour tendre à l'universel. Point de voyeurisme ici, mais de la compassion. La grande particularité, c’est le refus des effets spéciaux, histoire de révéler ces freaks dans toute leur choquante beauté. 

Parce qu'il y a de la bonté, de la générosité dans le regard de Browning qui – on le comprend très vite – filme ces monstres de foire comme des êtres humains pour leur rendre une dignité. Le réalisateur des Poupées du diable nous rappelle aussi qu’à force de traiter ces "monstres" comme des monstres, ils finissent par le devenir. Cette idée se manifeste dans la vengeance finale dont la tonalité horrifique a pu impressionner – cela explique sans doute pourquoi encore aujourd’hui Freaks reste interdit aux moins de 16 ans alors qu’il importe de montrer ce film le plus vite, le plus tôt pour que chacun comprenne tout de l'autre, capte comment circulent nos émotions et s’émeuve devant cette vibration intérieure, lorsque par exemple une siamoise ressent son cœur ému battre la chamade lorsque sa sœur est embrassée par un homme. 

D'une force inédite, Freaks choqua à sa sortie au début des années 30 et, visionnaire de génie en avance sur son temps, Browning connut des déboires : tout le monde ou presque connaît cette anecdote selon laquelle le producteur Irving Thalberg, déjà effrayé à la lecture du scénario ("Je vous avais demandé quelque chose de terrifiant... et je l'ai eu !" qu'il dira au scénariste Willis Goldbeck) et pétrifié en découvrant le résultat à l'écran, exigea que le réalisateur change le titre et coupe de nombreuses scènes. Censuré, amputé, le film s'effondre au box-office mais ce qui ne tue pas rend plus fort. Son coeur (qui bat fort) et sa singularité lui permettent de renaître de ses cendres. 

De fulgurants moments de cinéma qui glacent le sang ou émeuvent aux larmes

Face aux chaleureux freaks, Tod Browning oppose un homme bas du front et une vamp glamour, archétypes Hollywoodiens - d'apparente normalité physique et en réalité, de belles pourritures - qu'il passe au hachoir et tant pis si ça ne plait pas aux studios. Heureusement, cette détestation pour les monstres-qui-ne-ressemblent-pas-à-des-monstres échappe au manichéisme. D'autres "normaux" peuvent communiquer, rire, plaisanter, s’émouvoir avec les freaks (cf. la naissance de l’enfant de la femme à barbe), fraternellement. En résultent de fulgurants moments de cinéma qui glacent le sang ou émeuvent aux larmes. Comme ce repas de noce où chaque plan semble traduire la détresse : le rire tonitruant de Cléopâtre, le regard désespéré de Frida éperdument amoureuse qui observe Hans tomber sous la domination perverse d’une femme affreusement normale, ou celui horrifié de cette dernière lors du fameux We accept you, One of us

Marqué par l’échec de Freaks, Tod Browning n’a par la suite réalisé que quatre films, déprimé par les temps obscurs ici et ailleurs, lui l’homosexuel qui se sentait freak parmi les freaks. Face à la violence des propos tenus à l'égard de son film, il aura de plus en plus de difficultés à déceler de nouveaux projets, tous les studios de l'époque lui fermant leurs portes. Il finira par s'éloigner totalement du monde du cinéma et mourra d'un cancer trente après le tournage du film maudit.

Compensation minimale : soixante ans après sa sortie, Freaks a fait partie de la sélection officielle du National Film Preservation Board des États-Unis en 1994, association cinématographique nationale luttant pour la préservation des œuvres mythiques. D’ailleurs, le film, remonté dans tous les sens, possède différentes fins : la première montre Cléopâtre animalisée (sans conteste l’image la plus intense du film); la seconde continue et raconte rapidement la réconciliation entre Hans et Frida – avec les mots d’amour de Frida qui sortent droit du cœur ; et la dernière version étire cette scène en mettant en parallèle un couple freak et un couple "normal". 

Peu importe le dénouement: à chaque instant, ce chef-d'oeuvre absolu bouleverse au plus profond. Impossible de refaire Freaks, de faire mieux, de faire aussi simple, aussi terrible, aussi évident. 


Romain LE VERN

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