INTERVIEW – Le cinéaste espagnol Pedro Almodóvar nous a accordé une longue interview à l’occasion de la sortie en France mercredi 1er décembre de "Madres Paralelas", son septième long-métrage avec Penélope Cruz. Le plus engagé aussi.
C’est un Pedro Almodóvar toujours aussi passionné, mais plus grave qu'à l'accoutumée, que nous avons rencontré lors de son passage à Paris à l’occasion de la sortie ce mercredi de Madres Paralelas. Interprétée par sa muse Penélope Cruz, son héroïne est une photographe qui souhaiter exhumer le corps de son grand-père, enterré dans une fosse commune pendant la guerre civile. Une quête intime à laquelle se mêle bien vite une grossesse inattendue. Confinement, féminisme, politique… Le cinéaste de 72 ans nous a répondu sans tabou.
Au printemps 2020, vous avez raconté votre quotidien en confinement dans le journal El Diario. C’était un texte assez sombre. Cette période a-t-elle influé sur l’écriture de Madres Paralelas ?
En effet, ce journal, je l'ai écrit au début de la pandémie et c'était un moment où j'avais moi-même le virus. Donc peut-être que c'était effectivement un peu sombre parce que j'avais ce problème de santé. Mais une fois passé ce moment, en fait, la pandémie a été plutôt un moment positif pour moi, malgré toute l'horreur et la tragédie que cela a provoqué autour de moi. Mais moi, ça m'a permis de me concentrer sur l'écriture du scénario et d'être seul. Mais la solitude, j'y suis habitué et le fait de ne voir personne m'a permis de me concentrer véritablement sur l'écriture. Et en trois mois, j'ai pu finir ce scénario.
Ce film évoque de manière très directe la guerre civile en Espagne et le drame des fosses communes. Mais c’est aussi mélo comme vous les aimez. Peut-on dire que c’est un mélo avec de la politique dedans ?
Je crois que les deux éléments, c'est-à-dire à la fois le côté mélodramatique et la question des fosses communes, sont étroitement unis entre eux parce qu'ils appartiennent au même univers qui est celui de Janis, le personnage joué par Penélope Cruz. Il est vrai aussi que c'est le film le plus explicitement politique que j'ai fait jusque-là. Et même si je raconte l'histoire de ces deux maternités qui sont très différentes, et toutes les péripéties qui entourent la relation de ces deux mères, cet élément des fosses communes a tellement de force qu’il prend peu à peu le pas sur ces deux mères dans l’histoire.
Je pense qu'il est important que les jeunes générations connaissent leur passé, entre autres pour ne pas répéter les mêmes erreurs
Pedro Almodovar
Avez-vous l'impression que la jeune génération en Espagne connait mal l’histoire de son pays ?
C'est vrai que les jeunes générations sont moins sensibles à cette question, entre autres parce qu'elles ont d'autres problèmes en tête. Elles pensent à leur propre avenir et c’est naturel. Mais il est vrai aussi qu’en Espagne, un immense silence s'est installé à partir de la période de l'après-guerre et jusqu'à très récemment, à propos de la période de la guerre civile. Parce que pendant le franquisme, dans les familles, jamais on ne parlait de ce qui s'était passé. Sans doute par peur, mais une peur qui est devenue pathologique parce que personne n'en parlait, ni les pères, ni les mères, ni les grands-parents, ni les oncles et les tantes. Et donc, ma génération, en fait, n'a pas vraiment entendu parler de la guerre civile. Et bien évidemment, ça n'apparaissait pas non plus dans les manuels d'histoire !
Même au début de la démocratie dans notre pays, on n’a pas suffisamment parlé de la guerre civile et c'est très frappant de voir qu'aujourd'hui, c'est la génération des arrière-petits-enfants des victimes qui réclame l'exhumation des corps des victimes de ces fosses communes. Eux, ils ont ce lien avec la mémoire historique parce qu'il y a des victimes dans leurs familles. Mais pour les jeunes générations qui n'ont pas eu de lien avec des victimes de la guerre civile, effectivement, c'est un sujet qui n'est pas dans leurs têtes. Et c'est pour ça que j'ai fait ce film, justement pour rendre visible ce problème des fosses communes. Je pense qu'il est important que les jeunes générations connaissent leur passé, entre autres pour ne pas répéter les mêmes erreurs.
Ce qui me surprend, c'est qu'il soit encore nécessaire aujourd'hui d’expliquer à une partie de la société qu'il faut défendre le droit des femmes
Pedro Almodovar
Il y a un autre aspect plus habituel dans votre cinéma, c’est la place des femmes dans la société. Ici elle est symbolisée par le tee shirt "We Shoul All Be Feminists" ("Nous devrions tous être féministes") que porte Penélope. C’est bien ce que vous pensez, non ?
Oui, tout à fait. Outre le fait que ce t-shirt replace le film dans son époque, puisque c'était un t-shirt qui était à la mode en 2018, c’est aussi pour moi l'occasion de dire qu'il est naturel de croire en l'égalité entre hommes et femmes. C'était donc un petit geste amusant de le mettre à Penélope parce que ça reflète ce que moi je pense, ce que Penélope pense, et ce dont parle le film aussi puisqu’il est question de femmes et de mères.
Penélope Cruz nous a dit que vous étiez le plus grand des féministes et surtout "le bon type de féministe". Qu’en pensez-vous ? Est-ce qu’il y a, selon vous, des bons et des mauvais féministes ?
Alors je ne sais pas parce que j'avoue que je n'y avais jamais pensé. Et décidément, Penélope a vraiment une bonne opinion de moi, en tant que réalisateur et en tant que personne ! En réalité, pour moi, c'est complètement naturel et ce qui me surprend, c'est qu'il soit encore nécessaire aujourd'hui d’expliquer à une partie de la société qu'il faut défendre le droit des femmes. C'est ça qui me paraît étrange.
Alors est-ce qu'il y a des bons et des mauvais féministes ? Je crois que comme toute idée en fait, elle peut parfois être mal exprimée, que ce soit le féminisme ou tout autre idée relative à la vie sociale. Et donc indépendamment de l'interprétation que l'on donne au concept de féminisme, il y a peut-être une façon fondamentaliste, peut-être extrémiste, peut-être irrationnelle de l’exprimer et ça, ce n'est pas bon. Mais moi, je ne vois pas les choses de façon manichéenne. Pas du tout. Qu'il s'agisse d'idéologie ou de toute autre posture sociale. Le manichéisme, c’est quelque chose qui est très loin de moi. Diviser le monde en bons et mauvais, qu'il s'agisse de bons et mauvais féministes ou autre chose... Je ne pense jamais comme ça.
L'extrême droite représente un immense danger pour les droits que la société espagnole a obtenu de haute lutte au cours des 30 dernières années
Pedro Almodovar
On constate en France, comme partout en Europe, la progression des idées de droite, des idées conservatrices. Avez-vous l’impression qu’être progressiste, c'est en train de devenir un gros mot ?
Non, au contraire, je trouve qu'il faut être plus progressiste que jamais, justement à cause de la montée de la droite et de l'extrême droite partout dans le monde. Et c'est un fait nouveau pour nous, Espagnols, cette montée de l'extrême droite. Probablement parce que dans notre histoire, nous avons eu une guerre civile, et jamais je n'aurais imaginé que nous aurions une extrême droite, même si elle existait en réalité puisque l'extrême droite faisait partie du parti de la droite, le Parti populaire. Mais depuis quatre ou cinq ans, ils ont pris leur indépendance. Et ils ont formé ce qui est aujourd'hui la troisième force politique du pays (le parti VOX,ndlr). Et moi, franchement, ça me préoccupe parce que cette extrême droite a une grande influence sur la vie et sur la vie politique de notre pays. Et je crois que notre société doit savoir se protéger parce que c'est l'extrême droite. Elle représente un immense danger pour les droits que la société espagnole a obtenu de haute lutte au cours des 30 dernières années. Et il faut de nouveau lutter pour protéger ces droits, comme le droit à l'avortement par exemple, qui semblait être une question totalement résolue dans notre pays. Et à cause de l'irruption de l'extrême droite, ces droits sont remis en cause.
Avez-vous déjà une idée pour un huitième film avec Penélope Cruz ?
Alors à cet instant, non, je n'ai pas de projet particulier. Pas encore. Mais je suis sûr que je vais retravailler avec elle parce que lorsque avec une actrice, il existe une alchimie aussi profonde que celle que j'ai avec Penélope, c'est un avantage pour moi. Et c’est un avantage pour le film.
>> Madres Paralelas de Pedro Almodovar. Avec Penélope Cruz, Milena Smit, Israel Elejalde. En salles mercredi