Comment "Tchika", le premier magazine féministe pour les 7-12 ans, atomise les stéréotypes

Publié le 22 novembre 2019 à 15h15, mis à jour le 22 novembre 2019 à 17h24
Comment "Tchika", le premier magazine  féministe pour les 7-12 ans, atomise les stéréotypes
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INTERVIEW - Et si on proposait une autre version du magazine jeunesse aux petites filles ? Avec Tchika, un trimestriel destiné aux 7-12 ans, fini les rubriques mode ou beauté, invariablement teintées de rose, place aux super-héroïnes ! "Une façon de casser les codes et surtout de faire bouger les lignes", nous explique sa fondatrice.

Déconstruire les clichés de genre dès le plus jeune âge, voilà la mission que s'est donnée Elisabeth Roman, la fondatrice de Tchika, le premier magazine féministe destiné aux 7-12 ans, dont le troisième numéro sera disponible début décembre sur abonnement. La jeune femme, ancienne rédactrice en chef de plusieurs magazines scientifiques pour la jeunesse, est partie d'un constat tout simple : la presse destinée aux jeunes filles dégouline de stéréotypes. 

"Entre le rose et les petites fleurs utilisés à outrance - ça c'est pour la forme - et les rubriques mode, beauté ou courrier du cœur qui constituent quasiment l'essentiel de l'offre, il y avait peu de chances de faire bouger les lignes, dit-elle. Or, quand on sait que les filles ne sont que 30% dans les professions scientifiques, ou qu'à l'âge de 6 ans, elles pensent qu’elles sont moins brillantes que les garçons, il fallait agir, et vite". Tchika propose donc à ses lectrices des portraits de femmes inspirantes ou de pionnières qui ont marqué l’histoire ou l’actualité, des sujets liés aux émotions, à la science ou aux animaux, et des travaux pratiques pour les pousser à s’interroger et à passer à l’action. Avec un seul mot d'ordre : "Faites du bruit les filles !". On a voulu savoir ce qui avait poussé Elisabeth Roman à se lancer dans cette aventure... périlleuse.

Un nom de conquérante

LCI - Pourquoi ce nom "Tchika" ?

Elisabeth Roman - Je voulais un mot qui soit énergique. Quand j'ai regardé comment se disait le mot "fille" dans toutes les langues, j'ai trouvé que le "chica" espagnol était celui qui sonnait le mieux. Ensuite, je l'ai francisé en "tchika" pour qu'on prononce le T.  Je souhaitais un nom de conquérante, car il était impossible pour moi de  créer un magazine qui s'appelle par exemple "camomille" ! C'est aussi un petit clin d’œil à Frida Kahlo (peintre mexicaine qui a fait de la liberté sa ligne de vie, ndlr). Et puis les Tchikas, ce sont également les quatre mascottes du magazine. L’idée c’était de créer des égéries pour accompagner les lectrices dans leur lecture. Des filles différentes comme celles que l'on peut croiser dans la rue, avec des goûts différents, des couleurs de peau différentes, un peu de poids... C'est très important de se sentir représentée.

Votre magazine reprend tous les codes de la presse pour petites filles, sauf un : le rose... Il fallait vraiment vous démarquer ?

Selon moi, la forme est aussi importante que le fond. Or le rose a toujours été dévolu aux filles. A titre d'exemple, je fais parfois des ateliers avec des enfants de 6 à 10 ans où je mets dans un chapeau les mots fille et garçon, et je leur demande en 3 mn de faire un dessin. Et bien quand le mot fille est tiré, à 90% les enfants en dessinent une avec une robe rose. Le plus étonnant, c'est qu'ils n'ont pas le temps de réfléchir, c'est donc le premier réflexe qu'ils ont. Pour autant, je n'exclus pas cette couleur, dans le sens où il ne faut pas créer de contre-stéréotypes, mais elle n'est pas dominante dans le magazine. Les couleurs ne sont pas pastel non plus. L'idée, c'est d'avoir des teintes fortes, pétantes. 

Dans le discours, vous avez aussi le mérite d'éviter une écriture trop gnangnan, c'était aussi un impératif ?

J'estime qu'on peut parler d'une façon normale aux enfants. Ainsi, je ne vais pas écrire : "ta maman" mais "ta mère". Par ailleurs, on parle de choses sérieuses mais d'une façon ludique et drôle. Tout message passe en effet beaucoup mieux avec un peu d'humour, même quand ils sont graves, sinon ça fait peur, et c'est parfois le danger de certains discours féministes.  Ainsi, Tchika révélait en juin dans son premier numéro que la robe qui symbolise souvent les filles dans les toilettes est en fait - et depuis toujours - une cape de super-héroïne ! Ça, c'est notre façon de casser les codes sans se prendre au sérieux, et c'est important quand on s'adresse à des jeunes filles. L'idée c'est de leur donner les clés pour qu'elles puissent faire leur propre cheminement quand elles seront suffisamment fortes et autonomes.

Montrer le monde tel qu'il est

Vous interdisez-vous certains sujets ?

Non, on parle de tout : des règles, de sexualité, de harcèlement... Toutefois, on s'est posé la question dans notre numéro de septembre, où on parle des sorcières, de savoir si on devait dire que certaines ont été brûlées vives. Finalement, on l'a fait et des parents m'ont écrit pour me dire que leurs filles avaient été très émues. Du coup, même si les jeunes d'aujourd'hui baignent dans un monde très violent, il faut quand même leur dire la vérité et leur montrer le monde tel qu'il est. C'est quelque part une démarche militante, mais qui est nécessaire. Par exemple, je me suis rendue compte un jour qu'une enseigne en ligne vendait à des petites filles de 10 ans des soutiens gorge qui amplifient la poitrine. Choquée, j'en ai parlé, et bien l'enseigne en question les a retirés. 

Pour déconstruire les stéréotypes de genre, ne faut-il pas avoir un discours mixte ?

Les garçons sont les bienvenus. Mais pour déconstruire les stéréotypes, je pense qu'il faut passer par des moments de non mixité. Ainsi, dans un magazine généraliste, les filles ont parfois l'impression qu'on ne s'adresse pas à elles parce qu'il est difficile d'utiliser l'écriture inclusive quand on parle à des enfants. A 7 ans, ils apprennent à lire, c'est donc compliqué. Un garçon peut évidemment lire Tchika, mais le magazine est écrit au féminin car c'est hyper important que les filles se disent : "c'est notre endroit, là où on m'écoute, où je peux régler mes problèmes". Ce n'est pas pour les différencier mais pour qu'elles prennent un certain pouvoir. En Islande, on prône cette non-mixité dans certaines écoles : les enfants sont ensemble le matin et après ils sont séparés par genre. Tout simplement parce qu'on s'aperçoit que les institutrices, qui sont pourtant formées à ne pas faire de différence, ont tendance à mettre les garçons en avant en cours.

Prévoyez-vous un magazine similaire pour les garçons ?

Pas pour le moment, mais je pense quand même à eux. Ainsi, je viens de lancer un défi sur Facebook et Instagram, #UnPouponPourUnGarçon, un appel à offrir un poupon à son fils, son cousin ou son neveu pour Noël. Une façon de lui donner le feu vert pour exprimer sa gentillesse et son empathie, des caractéristiques qui ne sont pas encouragées par les jouets qui lui sont habituellement destinés. Car si les filles ont besoin de trouver une certaine force, les garçons sont aussi victimes de ces stéréotypes, dans le sens où on leur dit :"ne pleure pas", "le pouvoir c'est toi", "tu seras le plus fort"... Le problème c'est que la bataille pour s'en défaire va être plus compliquée pour eux que pour les filles. J'ai déjà pu lire certaines réactions sur les réseaux sociaux, parfois virulentes, du type :  "Vous voulez couper les c*** des garçons"...

Quels sont vos autres projets ?

En 2020, je vais lancer Tchikita, un magazine pour les 4-7 ans. Et cette fois, il concernera les filles ET les garçons. A l'intérieur, on racontera des histoires toujours tournées sur cette idée d'égalité. C'est plus facile d'avoir un discours mixte avec les petits car ce ne sont pas eux qui lisent mais les parents. Du coup, ils n'ont pas ce désir d'appropriation qu'ont les plus grands. On pense aussi à des ateliers, des podcasts avec des sociologues, des psychologues, ou des éducateurs, sur les problèmes de société. Ce serait bien qu'au sein des familles, on commence à passer des messages sur l'égalité filles-garçons, à propager l'évidence.


Virginie FAUROUX

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