Alexeï Navalny empoisonné au Novitchok : "On ne peut pas écarter un risque de séquelles"

par Allan DELAMOTTE
Publié le 5 septembre 2020 à 8h45, mis à jour le 5 septembre 2020 à 8h51
Alexeï Navalny empoisonné au Novitchok : "On ne peut pas écarter un risque de séquelles"
Source : Kirill KUDRYAVTSEV / AFP

INTERVIEW - Hospitalisé à Berlin depuis le 22 août après un malaise à bord d’un vol commercial en Sibérie, l'opposant russe Alexeï Navalny est dans un "état grave" après avoir été empoisonné au Novitchok, selon les autorités allemandes. Mais que sait-on de cet agent neurotoxique ?

Des révélations qui renforcent les soupçons. L'Allemagne a affirmé mercredi que Alexeï Navalny avait été empoisonné par un agent neurotoxique "de type Novitchok", un produit hautement toxique auquel "seul l'Etat" russe a pu recourir, selon les proches de l'opposant au Kremlin. Toujours est-il que si l'état de santé de l'ancien avocat - toujours sous assistance respiratoire - reste "grave", il "continue de s'améliorer", selon l'hôpital berlinois qui le prend en charge et le soigne, estimant qu'il est "encore trop tôt pour évaluer les effets à long terme de cette grave intoxication"

Alexeï Navalny s'en remettra-t-il ? Éléments de réponse avec le Pr Bruno Megarbane, chef du service de réanimation médicale et toxicologique de l'hôpital Lariboisière, à Paris.

LCI : Que sait-on du Novitchok ?

Pr Bruno Megarbane : C’est un neurotoxique de guerre, un produit qui s’apparente aux dérivés qu’on appelle organophosphorés. On connaît moins de choses, scientifiquement, sur le Novitchok parce qu’il a été très peu étudié, utilisé, même s’il a été développé par les Soviétiques dans les années 1960. Il s’apparente, en termes de mécanismes d’action et de toxicité, au sarin, au soman et au tabun et ressemble le plus en termes de structure au VX. Toutes ces molécules sont des agents innervants organophosphorés.

Il n’existe pas de traitement pour accélérer l’élimination du toxique mais des traitements sont utilisés pour en compenser les effets
Pr Bruno Megarbane

Quels en sont ses effets ?

Globalement, il entraîne un blocage des cholinestérases, des enzymes se trouvant surtout dans les synapses, c'est-à-dire les fentes entre deux neurones successifs. Ces enzymes permettent de dégrader l’acétylcholine, qui a pour rôle d’être un neurotransmetteur entre deux neurones successifs. Ainsi, il y a une accumulation d’acétylcholine dans la synapse et ce que l’on appelle un syndrome cholinergique. Ce neurotoxique perturbe la transmission entre les neurones et entraîne une hyper-stimulation des récepteurs de l’acétylcholine.

Concrètement, cela se traduit par trois grands types de manifestations. Tout d’abord des manifestations végétatives : un ralentissement de la fréquence cardiaque et une augmentation des sécrétions. Le patient va hyper-saliver, hyper-suer, avoir les larmes qui coulent ou encore une urination et défécation non maîtrisées. Des sécrétions se produisent alors de tous les côtés. Celles qui posent problème sont les sécrétions bronchiques qui s’accumulent dans les voies respiratoires. Le patient peut alors s’encombrer et mourir d’étouffement.

Ces neurotoxiques de guerre, comme les organophosphorés mieux connus, entraînent également des paralysies musculaires, notamment des muscles respiratoires (comme le diaphragme). La conséquence directe est une grande difficulté à respirer, qui peut entraîner la mort. Enfin, ces neurotoxiques entraînent aussi un coma accompagné de convulsions. Les trois effets convergent pour donner des problèmes respiratoires aigus gravissimes qui peuvent conduire rapidement au décès.

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Ce type d'agents chimiques a déjà été utilisé plusieurs fois par le passé...

En effet, des intoxications avec des neurotoxiques similaires ont été observés notamment en Syrie avec l’utilisation du gaz sarin dans la banlieue de Damas. Le sarin avait aussi été utilisé par Saddam Hussein pour gazer les populations kurdes dans les années 1980. Un attentat dans le métro de Tokyo au gaz Sarin en mars 1995 par la secte Aum avait entrainé environ 5000 victimes intoxiqués et 13 décès. Dans les images venues de Damas, de la mousse sortait de la bouche des victimes, dus aux fortes sécrétions. Ces victimes étaient dans le coma, convulsaient et semblaient en grande difficulté respiratoire liée à la paralysie des muscles respiratoires. Pour le Novitchok, nous avons beaucoup moins de données sur le sujet mais il serait probable que le coma et l’arrêt respiratoire soient au premier plan, plus que les sécrétions ou la paralysie, ce qui d’ailleurs rend plus difficile le diagnostic.

C’est également le cas du VX, qui avait été utilisé pour assassiner Kim Jong-nam, le demi-frère du leader de la Corée du Nord Kim Jong-un, en février 2017. Celui-ci avait reçu une goutte de VX dans l’œil et s’était alors effondré en arrivant au centre médical de l’aéroport, tombant dans le coma et faisant un arrêt cardiaque et respiratoire dû au blocage de la commande cérébrale, avant de mourir. Le Novitchok, également utilisé contre l’agent double russe Sergueï Skripal en 2018, fait donc partie de la même famille que le sarin et le VX. Globalement, toutes ces molécules sont très toxiques, plus que le cyanure. Il suffit de doses très faibles pour tuer, de l’ordre de 0,5-5 milligrammes par ingestion.

Peut-on s’en remettre, et comment ?

Une fois distribué dans le corps après l’ingestion du toxique, comme ce fut le cas pour Navalny par l’intermédiaire d’une tasse de thé, il faut attendre que le corps élimine cette substance. Ensuite, tout dépend de la quantité qu’il a prise, pour déterminer le temps qu’il faut au corps humain pour l’éliminer totalement. Une fois le toxique éliminé, toutes les manifestations toxiques "se réversent", sauf s’il y a eu un manque d’oxygène pour le cerveau lors de la phase initiale de l’intoxication avant la mise sous assistance respiratoire.

On ne peut donc pas écarter un risque de séquelles, ce d’autant plus que très peu de cas d’intoxications par le Novitchok ont été décrits. Il n’existe pas de traitement pour accélérer l’élimination du toxique mais des traitements sont utilisés, notamment de l’atropine ou des oximes, pour compenser les effets toxiques, les contrer. Pour accompagner l’élimination du toxique, le patient est placé sous assistance respiratoire pour diminuer les difficultés respiratoires rencontrées. Cette ventilation mécanique peut durer de plusieurs jours à plusieurs semaines.


Allan DELAMOTTE

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