Alexeï Navalny envoyé en colonie pénitentiaire : "Personne n'en sort indemne"

Recueilli par Frédéric Senneville
Publié le 26 février 2021 à 13h15, mis à jour le 26 février 2021 à 14h13

Source : JT 20h Semaine

ENTRETIEN - Condamné à de la prison ferme après avoir bravé Vladimir Poutine, Alexeï Navalny va être envoyé dans l'une des nombreuses colonies pénitentiaires du pays. Début février, le grand reporter Olivier Tallès nous en avait expliqué l'histoire et le fonctionnement. Un entretien que nous vous proposons de relire.

Alexeï Navalny a été condamné à de la prison ferme le 2 février à la suite de la révocation d’un sursis pour non-respect des conditions de sa peine. Sans surprise, l'opposant au Kremlin a été transféré dans la colonie pénitentiaire où il doit purger une peine de deux ans et demi de détention, a annoncé vendredi le patron du service des prisons russe.

Exfiltré en Allemagne l’été dernier, à la suite d’une tentative d’empoisonnement au Novitchok, il avait été arrêté dès son retour à Moscou le 17 janvier. Des milliers de personnes ont manifesté les jours suivant dans la plupart des grandes villes russes, exigeant sa libération. En dépit des manifestations populaires et de la communauté internationale, Moscou a donc choisi la fermeté, tout juste tempérée par la déduction de quelques mois déjà passés en résidence surveillée.

Quel que soit son avenir politique au-delà, la route d’Alexeï Navalny passe désormais par l'épreuve de la colonie pénitentiaire. Le journaliste Olivier Tallès a rencontré de nombreux anciens prisonniers politiques passés par ces sites de détention disséminés dans tout le pays. Voici l'entretien qu'il nous avait accordé début février, qui éclaire sur ce qui attend Navalny*.

"Chaque cas est particulier"

Comment se déroule le transfert dans une colonie pénitentiaire  ?

Olivier Tallès :  Après avoir été incarcéré un certain temps dans un centre de détention à Moscou, Alexeï Navalny prendra un de ces trains spéciaux de prisonniers, qui ressemblent à des bétaillères, où ils sont entassés dans des wagons-couchettes, à 6 par compartiment. Il y passera pas mal de temps, puisqu’ils sont souvent envoyés très loin. Il leur arrive même de faire de grands détours avant de rejoindre leur colonie pénitentiaire. Le propre de ces colonies, c’est justement d’être excentrées, c’est-à-dire loin des villes, dans des campagnes, près de la forêt, dans des steppes de Sibérie aussi. C’est ce qui pose un problème aux familles et aux avocats, qui doivent passer au moins un ou deux jours dans un train, pour rejoindre leurs proches ou leurs clients incarcérés.

Il y a des précédents de prisonniers politiques comme Mikhaïl Khodorkovski, ou le groupe de dissidentes Pussy Riot, d’une notoriété comparable. Est-ce qu’on peut imaginer sa détention à partir de ce que ces autres opposants politiques ont vécu ? 

Pas complètement. Ce qu’on observe, c’est justement que chaque cas est particulier. Ce qui relie tous les prisonniers politiques entre eux, c’est qu’une fois placés en prison, ils sont étroitement surveillés, par l’administration et par les autres codétenus. Rien ne peut se passer sans que l’administration soit informée, c’est elle qui décide quel traitement ils vont subir. Par exemple Khodorkovski n’a jamais été ennuyé quand il était en prison. Il devait y avoir des consignes pour que les autres prisonniers le laissent tranquille, et il n’a pas été maltraité.

Concernant les Pussy Riot, elles ont eu des traitements différents. Une des trois a rencontré pas mal de problèmes en prison parce qu’elle s’est opposée aux ordres et aux consignes, qui peuvent être très dures dans les prisons pour femmes. Souvent on y travaille énormément, plus que dans les prisons pour homme. C’est quasiment de l’esclavage, elles peuvent passer 10 à 15 heures par jour sur des machines à coudre - pour des salaires de misère voire pas de salaire du tout. Une des Pussy Riot s’est opposée à ce régime-là, et du coup est entrée en conflit avec l’administration pénitentiaire, qui l’a punie à plusieurs reprises, l’a envoyée à l’isolement.

Un héritage des tsars... et de Staline

Pourquoi ce système de colonies, et pas "simplement" la prison ?

Il n’y a pas d’autre système en Russie. Poutine ne peut pas l’envoyer en prison, parce qu’il n’y en a pas. Il y a des centres de détention provisoires, mais une fois condamné, vous allez dans ce qui fait office de prison, c’est-à-dire dans les colonies pénitentiaires. Elles existent depuis l’époque des tsars. À l’époque de Staline, elles sont devenues un système à la fois de coercition et de colonisation de l’espace russe. Par la suite, personne n’a cherché à s’en débarrasser. 

D’abord ça coûterait énormément d’argent, car ça voudrait dire construire de nouvelles prisons avec une capacité équivalente. Et c’est aussi un système bien pratique : ça permet d’écarter les opposants loin de la société, à des centaines voire des milliers de kilomètres de la zone urbaine. Ça arrange tout le monde, ils disparaissent littéralement de la circulation. 

Ce système avait tout son sens à l’ère terrible de la répression stalinienne. Il s’agissait de coloniser des espaces, de bâtir des villes, d’avoir une main d’œuvre bon marché pour construire et pour faire tourner les usines, pour travailler dans les mines. C’était une population réduite quasiment au rang d’esclave, et qui allait travailler dans les endroits les plus reculés, les plus exposés. Une partie des villes de Sibérie d’aujourd’hui ont été construites au temps du goulag. C’est le système du goulag qui a participé au défrichement des espaces russes. En revanche ce mot, parfois utilisé abusivement, n’est plus approprié aujourd’hui. Un goulag était un camp de concentration, ce n’est pas le cas de ces colonies.

Colonies noires et colonies rouges

On peut être soumis à un régime très différent selon la colonie où on est envoyé ?

Il y a ce que pendant longtemps on a appelé les colonies noires et les colonies rouges. Dans une colonie noire, l’administration pénitentiaire délègue une partie de la gestion quotidienne aux détenus eux-mêmes, voire aux mafias. Les colonies rouges sont celles où les règles carcérales s’appliquent entièrement, sans autogestion par les détenus. Mais désormais, à l’intérieur d’une même colonie, vous pouvez avoir des baraquements qui en gestion “rouge”, et d’autres en gestion “noire”. De plus en plus, ces deux systèmes cohabitent au sein des colonies.

Mais pour autant, il ne faut pas croire au mythe de détenus en totale autogestion à l’intérieur. C’est juste une délégation, et l’administration carcérale continue étroitement ce qui se passe. Dans une colonie noire, les mouchards continuent d’informer, et même les “délégués”, les chefs officieux des détenus, continuent de prendre leurs ordres auprès de l’administration carcérale. 

Qu’est-ce qui attend concrètement Alexeï Navalny ? Le quotidien d’une colonie pénitentiaire, c’est quoi ?

Là encore, ça va dépendre de la colonie dans laquelle on l’envoie. Chaque colonie est un îlot d’un archipel, qui applique à sa façon les règles communes. Sera-t-il placé à l’isolement ou non ? Sera-t-il soumis à des règles très strictes ? Peut-être mais ce n’est pas sûr. Est-ce qu’il travaillera ? Pas certain non plus. Il n’y a pas tant de prisonniers qui travaillent, puisqu’il n’y a pas de travail pour tout le monde. Et souvent on ne le donne pas aux prisonniers politiques.

Mais j’ai tendance à croire qu’il aura un traitement très spécial, et ce qui est certain, c'est qu’il sera surveillé en permanence. Que ce soit par l’administration pénitentiaire ou par ses codétenus, sans doute par les deux, il sera surveillé de près. Donc il ne peut pas y avoir de surprise : si on apprend qu’il a été battu, ou qu’il s’est soi-disant suicidé, l’administration pénitentiaire aura été avertie de tous ses faits et gestes, ça ne sera pas une surprise pour elle.

Il va dès son arrivée être placé en quarantaine, une période où on surveille s’il est malade ou pas. À ce stade, on demande aux prisonniers s’ils veulent travailler ou non, et en fonction de leur réponse ils sont placés dans tel ou telle partie de la colonie. Ensuite, s’il subit le même régime que les autres, il sera placé dans un baraquement, avec 50 ou 100 autres détenus sur des lits superposés, où une place lui aura été réservée. C’est en tout cas le régime commun pour les prisonniers habituels.

Quelle est l’efficacité du système, finalement ? Est-ce que ces prisonniers politiques ont renoncé à leur action ensuite ?

Certains ont été cassés, on n’en ressort jamais indemne, c’est certain. Tout dépend de ce qui se passe durant la détention, de sa durée également. Si réellement Navalny y passe deux ans et pas plus, s’ils ne lui rajoutent pas des années de prison, et s’il n’est pas torturé durant sa détention, il peut en ressortir renforcé avec une aura supplémentaire. Dans l’histoire russe, énormément de leaders politiques sont passés par la case prison, y compris Lénine, et même Staline. Par contre, il peut aussi se retrouver avec 30 ans à purger, et là ce ne serait pas la même histoire. 

* Dans les camps de Poutine, reportage d'Olivier Tallès pour le magazine La Croix L'Hebdo, publié en mars 2020. 


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