En Turquie, la purge des médias se poursuit : "Nous sommes des journalistes, pas des terroristes !"

Anaïs Condomines
Publié le 29 juillet 2016 à 20h43, mis à jour le 15 juillet 2017 à 12h07
En Turquie, la purge des médias se poursuit : "Nous sommes des journalistes, pas des terroristes !"

TEMOIGNAGE - Suite au coup d’Etat raté contre son gouvernement le 15 juillet dernier, le président turc Recep Tayyip Erdogan réplique en liquidant des centaines de médias dans son pays. LCI a rencontré, à Paris, l’ancien rédacteur en chef d’un grand quotidien aujourd’hui supprimé, forcé à l’exil.

Il agite entre ses doigts une carte de presse, qu’il vient de sortir de son porte-feuille. "Un souvenir", lance-t-il dans un sourire triste. Besim* est journaliste en Turquie. Ou plutôt, il l’était. A l’image de plus de 100 autres médias à travers le pays – parmi lesquels seize chaînes de télévision et trois agences de presse – le journal indépendant qu’il avait créé avec des amis a été liquidé par les autorités, en réaction à la tentative de coup d’Etat mené par l’armée contre le président Recep Tayyip Erdogan, le 15 juillet 2016. Depuis trois jours, Besim vit à Paris, où il a trouvé refuge pour un temps. Il a accepté, ce vendredi, de se confier à LCI , et de raconter cette purge qui n’en finit plus dans les médias turcs. Le tout sous couvert d’anonymat, par crainte des représailles pour sa famille, toujours en Turquie.

Nous le retrouvons dans un café, place de la République à Paris. Polo jaune et parka bleue, barbe naissante, Besim s’exprime rapidement, il va droit au but et remonte dans le temps, jusqu'au tout début de sa longue carrière de journaliste. C’est que ses ennuis avec le gouvernement Erdogan ne datent pas d’hier. Diplômé en 1996, Besim rejoint la même année l’un des principaux quotidiens du pays où il finit par se spécialiser en affaires internationales. "Pendant longtemps, j’étais de tous les voyages diplomatiques", se souvient-il. "J’accompagnais les ministres, que je connaissais pour certains personnellement."

Au tribunal criminel pour un tweet

Mais l’année 2013 vient fissurer le piédestal de l’indétrônable Erdogan, alors Premier ministre. Ce sont d’abord les immenses manifestations de Gazi qui le fragilisent, puis un scandale de corruption, au cours duquel son propre fils est soupçonné. La riposte ne se fait pas attendre. Erdogan blâme un complot à l’étranger et, par dessus tout, la presse. "A cette période-là, de nombreux journalistes qui ont couvert les manifestations ont été licenciés . Pour la moindre critique, on recevait l’étiquette de 'traîtres'", explique le journaliste.

Besim en fait les frais l’année suivante. Il est alors traîné par la famille du président devant la "Cour pénale de paix", placée sous la tutelle d’Erdogan. En cause ? Des tweets, jugés insultants. La procédure aboutit à la suspension de son compte. "J’en suis à mon quatrième. Celui-ci n’est toujours pas supprimé, ils ont dû comprendre que ça ne marchait pas", constate-t-il, non sans ironie. En 2015, il est condamné à un an et deux mois de prison avec sursis, pour avoir tweeté à propos d’une intervention d’agents du gouvernement dans la rédaction de son journal, où il exerce alors en tant que rédacteur en chef.

Elton John en dernière page ? Censuré !

Le mois de mars 2016, enfin, signe la fin de son média. "Il y avait des rumeurs selon lesquelles les autorités allaient venir saisir le journal. On a eu le temps de sortir une dernière Une. Et puis elles sont arrivées. Des protestations ont éclaté en bas de la rédaction, ça s’est réglé à coups de gaz lacrymogènes et de canons à eau. La police anti-terroriste était sur place, pouvez-vous le croire ? Nous sommes des journalistes, pas des terroristes ! Comme je filmais le tout sur Periscope, ça ne leur a pas plus et j’ai été violemment poussé dans les escaliers."

Le lendemain, lui et ses équipes reviennent à la rédaction. "On ne voulait pas leur donner raison." Mais tout a changé, car le journal, désormais, est sous la tutelle de l’Etat. "Ils contrôlaient chaque article, tout propos sur Erdogan était censuré s’il n’était pas positif. Les éditorialistes ont été virés. Je me souviens même d’une photo, supprimée en dernière page, parce qu’elle représentait Elton John… dont l’homosexualité est connue. D’un point du vue éthique, je ne pouvais pas assumer. J’ai demandé à ce qu’ils enlèvent nos signatures du journal." Besim tient ainsi 24 jours. Il est finalement remercié du jour au lendemain sans salaire, sans indemnités. La publication, devenue outil de propagande, perd finalement tout lecteur et s’éteint d’elle-même. C’est à ce moment que Besim crée un nouveau journal, liquidé lui aussi par décret-loi, voilà quelques jours à peine.

Le pire n’est pas encore arrivé
Besim

A présent, l’heure n’est plus à la confrontation d’idées entre anciens collègues pour monter une nouvelle publication. Elle est à la sauvegarde de sa propre liberté. "Je ne pense pas que je pourrai retourner dans mon pays, pas tant qu’Erdogan est au pouvoir en tout cas. Si les putschistes avaient réussi leur coup, cela aurait été une catastrophe pour la Turquie. Mais les mesures menées en réaction par Erdogan éloignent clairement le pays de la voie démocratique, et au contraire, renforcent l’autorité de son régime."

C’est sa famille qui l’a donc encouragé à quitter la Turquie. "Elle préfère me savoir à l’étranger plutôt qu’en prison." Et que le président agisse ainsi en punition du putsch, ou en profite au contraire pour purger le pays de tous ses opposants, Besim l’assure, fataliste : "Le pire n’est pas encore arrivé, Erdogan va aller après tout le monde". Mais à plus de 40 ans, le journaliste n’a aucune idée de ce que le futur lui réserve. D’après son visa, il doit avoir quitté la France dans 60 jours.

* Le prénom a été changé pour protéger l’anonymat du journaliste


Anaïs Condomines

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