Génocide au Rwanda : que reproche-t-on à la France ?

Publié le 10 avril 2019 à 11h53

Source : JT 13h WE

INTERVIEW - Le Rwanda marque ces jours-ci le 25e anniversaire du génocide de 1994 qui a fait 800.000 morts. Les zones d'ombres sur le rôle de la France - avant, pendant et après - restent une source récurrente de polémique. Le point de vue de Florent Geel, le responsable Afrique de la Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH).

Quelle est la part de responsabilité de la France dans le génocide rwandais ? Vingt-cinq ans après ce drame, alors que Emmanuel Macron a annoncé vouloir faire du 7 avril "une journée de commémoration du génocide des Tutsis", les zones d'ombres demeurent une source récurrente de polémique en France. Parmi les points les plus disputés : l'ampleur de l'assistance militaire apportée par la France au régime du président rwandais hutu, Juvénal Habyarimana, de 1990 à 1994, ou les circonstances de l'attentat qui coûta la vie à ce même président le 6 avril 1994 et déclencha le génocide. Ce dernier fit, selon l'ONU, au moins 800.000 morts entre avril et juillet 1994.

Pour tenter d'y voir plus clair, une commission de chercheurs a été chargée ces derniers jours par Emmanuel Macron d'étudier le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994 en accédant aux archives françaises, suscitant un accueil prudent parmi des experts. Et pour cause : elle n'est composée d'aucun spécialiste du Rwanda. Retour sur un sujet sensible pour la France avec Florent Geel, responsable Afrique de la FIDH.

Un certain nombre de reproches peuvent être faits aux autorités françaises
Florent Geel

LCI : Quels sont les reproches qui sont faits aux autorités françaises, 25 ans après le génocide rwandais ? 

Florent Geel : Il faut avant tout rappeler que le Rwanda est à la base une colonie belge devenue indépendante dans les années 1960. En 1990, une rébellion Tutsi - dirigée par l’actuel président Paul Kagamé - a attaqué le régime pro-Hutu du dirigeant de l’époque, Juvénal Habyarimana. En 1990, le Rwanda s’est tourné vers la France pour lui demander un soutien politique et militaire. Ce que Paris a accordé pour un certain nombre de raisons, politiques ou géopolitiques, mais aussi pour satisfaire son rôle de "gendarme de l’Afrique".

A partir de 1990, la France a ainsi armé et formé les militaires du gouvernement, lui livrant aussi des armes. Or ce régime s’est radicalisé de plus en plus, avant de mener une série d’exécutions sommaires, des pogroms à l’encontre ceux qui étaient considérés comme la "cinquième colonne" de la rébellion Tutsi, laquelle procédait à des attaques depuis l’Ouganda. Il faut savoir que ces Tutsis, depuis l’Ouganda, avaient été déplacés après des massacres dans les années 1960. Pour un certain nombre de personnages Hutus, ces Tutsis voulaient donc reprendre le pouvoir, se venger. Les autorités ont donc attisés les haines sur fond de : "Si les Tutsis reviennent, ils vont se venger."

Quand commence ces massacres, un certain nombre de reproches peuvent être faits aux autorités françaises. Par exemple, un fichage s’organise. La gendarmerie française a en effet aidé ses homologues rwandais à informatiser les listes de recensements dans lesquelles étaient marquées l’ethnie de ces Rwandais. On reproche aussi à la France d’avoir poussé aux accords de paix d’Arusha, censés trouver un terrain d’entente entre les deux camps. Or à l’issue de ces accords, l’avion du président Habyarimana a été abattu, déclenchant les massacres. Au lieu de dire "que se passe-t-il ?", la France a continué à soutenir le gouvernement alors que les alertes étaient très fortes depuis 1993 sur les exactions.  

Nous avons aussi des doutes sur l’Opération Turquoise, présentée comme humanitaire pour sauver des Tutsis. Mais qui, en réalité, a permis aux génocidaires de s’échapper vers la RDC ou la Tanzanie. En outre, nous pensons que certains personnages au plus haut sommet de l’Etat, que ce soit François Mitterrand ou Hubert Védrine, ont sciemment dit : "On les aide, on va donc aller jusqu'à bout." Certes, aucun soldat français n’a participé au génocide. Mais les complicités sont fortes.

L’Elysée n’a pas envie de faire passer l'armée française comme complice d’un génocide"
Florent Geel

LCI : Que peut-on attendre de l'ouverture des archives sur le Rwanda, annoncée par Emmanuel Macron la semaine dernière ?

Florent Geel : Ces archives peuvent apporter des réponses. Mais il y en aura peu selon moi. En particulier car ce type de décisions sont rarement écrites, ou alors couvertes par une certaine forme de légalité : "Oui, il y avait des accords de défense conclus avec le Rwanda, donc jusqu’à une certaine date le gouvernement rwandais était légitime."

De plus, l’intérêt de ces archives sera limité si on ne peut pas accéder aux fonds Mitterrand : c’est une légatrice privée qui en a l’accès, or elle peut ne pas donner son feu vert. En outre, les personnes choisies pour travailler dans cette nouvelle commission ne sont pas des spécialistes du Rwanda. Il est dommage de demander à des historiens, même professionnels, de se pencher sur des questions qui ne sont pas les leurs. Il est dommage de ne pas avoir pris des gens qui ont déjà travaillé sur la question.

Enfin, ce geste d’ouvrir les archives est politique puisque l’Histoire est un enjeu politique. Une commission qui écrit l’Histoire, devenant de facto l’Histoire officielle, c’est une démarche politique. Ne nous y trompons pas.

LCI : Pourquoi le sujet est-il si sensible en 2019 pour les autorités françaises ?

Florent Geel : C’est ultra-sensible. Pour plusieurs raisons. Si on remonte à la responsabilité politique de certains individus français, on pense à Hubert Védrine ou Edouard Balladur. On constate qu'ils font très attention à ce qu’ils disent. En effet, ils pourraient encore aujourd'hui être tenus pénalement responsables de faits qu’on pourrait leur reprocher. Reconnaître le rôle et la responsabilité de la France dans ce génocide, ce serait accuser des gens qui sont toujours en vie, et il faudrait donc les poursuivre. 

Ensuite, l’affaire rwandaise démontre le faible contrôle de l’Assemblée nationale - et plus largement de la population - sur les opérations extérieures. Que fait la France à l’étranger ? Pourquoi, comment ? L’Elysée n’a, par ailleurs, pas envie de faire passer l'armée française comme une armée qui a été complice d’un génocide. Notamment car les militaires agissent sur ordre, et cela revient à la question de la responsabilité des politiques.


Thomas GUIEN

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