Retrait américain en Syrie : "Les djihadistes sont affaiblis mais restent une réelle force militaire"

Publié le 20 décembre 2018 à 15h31, mis à jour le 20 décembre 2018 à 15h53
Retrait américain en Syrie : "Les djihadistes sont affaiblis mais restent une réelle force militaire"

INTERVIEW - Le président américain a estimé mercredi 19 décembre que l'heure était venue de ramener "à la maison" les soldats américains déployés en Syrie pour lutter contre Daech. Une décision précoce, juge auprès de LCI Elie Tenenbaum, chercheur à l'Ifri et coordonnateur du Laboratoire de recherche sur la défense.

"Nous avons gagné contre le groupe EI, il est temps de rentrer". Donald Trump a donné son feu vert ce mercredi pour le retrait des troupes américaines stationnées en Syrie, estimant avoir vaincu le groupe Etat islamique. Une décision lourde de sens, comme nous l'explique Élie Tenenbaum, chercheur à l’Ifri et coordinateur du Laboratoire de recherche sur la défense (LRD). Il est également l'auteur de "Partisans et Centurions. Une histoire de la guerre irrégulière au XXe siècle" (Editions Perrin, 2018).

Que vous inspire cette déclaration de "victoire" de la part de Trump ?

Cela lui permet de justifier le retrait de ses troupes, même si l’ensemble des experts la juge précoce. Des rapports réguliers font état de 20 à 30.000 combattants au sein de Daech dans la zone syro-irakienne. Et ce, en dépit de la perte de la ville de Hajine il y a quelques jours par les Forces démocratiques syrienne, et qui représentait leur dernier bastion territorialisé. L'ancienne zone détenue par Daech – et même au-delà – est désormais une zone d’action clandestine de combattants qui se réfèrent toujours à eux, et qui ont changé leur mode d’action. Daech dispose d'un soutien considérable dans plusieurs zones : le nord de la province de Diyala en Irak, une partie de la province de Deir ez-Zor…. 

D'ailleurs, le cœur du groupe reste en Irak tout simplement car il s'agit d'un groupe irakien. C’est là-bas qu’ils essaient de se reconstituer, dans la région de Tikrit, dans la province de Diala, autour de Mossoul… c’est là que Daech met le paquet.

Les américains se retirent et abandonnent les kurdes
Elie Tenenbaum

Peut-on s'attendre ces prochains mois à une mutation de la stratégie de Daech sur le terrain, pour des raisons liées ou non à la décision américaine ?

Les djihadistes sont aujourd’hui une réelle force militaire, mais ils restent affaiblis concernant leurs capacités. Ils n’iront se déployer - voire récupérer un territoire - que dans les endroits où il y aura du vide laissé par l'un des actuels belligérants du conflit. 

Vous faites référence aux Kurdes ?

La déclaration de victoire de Donald Trump est en effet un prétexte. Là est le grand enjeu de sa décision : les Américains se retirent, et donc abandonnent les Kurdes. Pourquoi ? Pour ne pas se retrouver impliqués dans l’opération que prépare Ankara.

La Turquie a mis la pression sur Washington afin de mener la "phase 2" de son opération contre les YPG (ndlr : les Unités de protection du peuple, qui sont la branche armée du parti politique kurde syrien le PYD). La "phase 1" a eu lieu en janvier 2018 et avait permis à l’armée turque de prendre l’un des deux  territoires contrôlés à l'époque par les kurdes. Désormais, il s’agit de récupérer le Rojava, cet espace créé par les Kurdes à la force des armes depuis plusieurs années. Le résultat a été une irritation considérable d’Erdogan, qui a toujours considéré le YPG comme le prolongement du PKK et donc la base arrière du terrorisme en Turquie. Rappelons que pour les Turcs, le terrorisme c’est avant tout le terrorisme kurde et pas celui des djihadistes.

"Si les djihadistes ont une opportunité de frapper à l’internationale ils le feront"
Elie Tenenbaum

Le retrait américain peut-il avoir des répercussions sur la France ? 

Paris n’est pas favorable à ce retrait. Nous avons un dispositif sur place, léger, avec des forces spéciales, environ 200 hommes selon les différentes sources. Il parait évident qu’il sera compliqué de les maintenir très longtemps si le combat contre les Turcs tourne comme à Afrine (ndlr : une ville proche d'Alep reprise par les Turcs qui en ont chassé les kurdes). Les Français ne prendront pas le risque que leurs forces spéciales se battent contre les Turcs : rappelons qu’ils sont alliés dans l’OTAN.

La question est : qu’est-ce que les Kurdes vont décider de faire ? Ils savaient que les Américains allaient partir le jour où Daech "partirait". Ils peuvent désormais décider de se battre, mais sur le plan militaire, leur position va être difficile à tenir : il s’agit d’une fine bande de territoire, face à une armée turque qui opère à proximité de ses bases et avec le soutien de milices arabes et islamistes. Autre question : celle de l'attitude du régime de Bachar Al Assad, puisque cela se joue sur son territoire. Le YPG a entretenu des relations relativement bonnes avec Damas, qui lui a laissé les clefs d’un certain nombre de territoires. 

Dès lors que Daech continue d'agir sur le sol irako syrien, cela peut-il avoir des conséquences sur la menace terroriste en Europe ?

Certes, si les Turcs se battent avec les Kurdes, cela peut leur laisser un peu de répit. S'ils ont une opportunité de frapper à l’international, ils le feront, comme ils l’ont toujours fait. Mais leur priorité reste de se rétablir une base locale solide. Et je n’ai pas l’impression qu’on puisse établir une causalité entre l’évolution militaire américaine et une éventuelle soudaine capacité à agir en Europe. Surtout que la coalition, même sans les USA, reste présente pour le moment.


Thomas GUIEN

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