Laurent Gaudé : ''Port-au-Prince vit sur des squelettes''

par Judith KORBER
Publié le 21 janvier 2015 à 16h49
Laurent Gaudé : ''Port-au-Prince vit sur des squelettes''

INTERVIEW – Dans son nouveau roman ''Danser les ombres'', Laurent Gaudé rend hommage à Haïti, frappé par un séisme le 12 janvier 2010, qui a fait 300 000 morts. Rencontre avec l'auteur français, prix Goncourt 2004 pour ''Le Soleil des Scorta''.

Comment est né cet intérêt pour Haïti ?
D'abord par la lecture. Je suis très admiratif des livres de Lyonel Trouillot, qui m'a invité plusieurs fois à venir en Haïti pour parler littérature. Dans ma tête, il y avait donc un rendez-vous pris avec ce coin du monde. Il a été retardé par le séisme et je suis finalement allé à Port-au-Prince en 2013 et 2014.

Comment était-ce ?
En 2013, il y avait encore des trous partout ainsi que des camps de réfugiés. L'année suivante, le président Martelly avait lancé des travaux sur certains axes mais je ne pense pas que la population, elle, ait vu les choses s'améliorer. C'est une ville qui saute au visage par sa pauvreté et par les cicatrices du séisme qui sont encore très visibles.

Les habitants que vous avez rencontrés sont plutôt fatalistes ou pleins de cette énergie qui habite vos personnages ?
Les gens étaient plein d'énergie mais je m'attendais à davantage de colère. J'avais d'ailleurs presque envie de plus de colère par rapport à leur situation. C'est un peu comme s'il n'y avait pas de place pour ça chez ces gens qui sont pris dans l'urgence du quotidien. Ils n'ont aucune perspective.

Mais est-ce que la parole est libre aujourd'hui en Haïti ?
Je ne pense pas que nous soyons dans une période de musellement mais nous entrons dans une phase d'instabilité politique assez forte. Le Premier ministre Lamotte a démissionné il y a quelques mois et des élections auraient déjà dû se tenir. Ce flou n'est pas bon.

Le vaudou est très présent dans votre roman. C'était une évidence d'intégrer cette dimension ?
A travers le séisme, je voulais parler de la perméabilité entre le monde des vivants et celui des morts. Ce concept est au cœur du vaudou, qui est quelque chose de central en Haïti même si aujourd'hui les Eglises évangéliques sont davantage visibles.

''Les attentats contre Charlie Hebdo nous racontent que l'Histoire n'est pas morte''

Ce monde des esprits revient souvent dans votre œuvre...
J'aime quand la littérature s'affranchit des limites qui existent dans nos vies. Faire parler les morts est un des grands plaisirs. Je ne suis pas mystique mais je m'intéresse à la présence des morts dans notre monde. Je parle de la présence qu'on peut ressentir intimement quand on a aimé quelqu'un. Le deuil, c'est l'expérience du manque mais aussi d'une présence diffuse, par moment étrange, douloureuse. A Port-au-Prince, cette présence fantomatique est d'autant plus forte qu'on n'a pas retrouvé tous les morts. La ville vit sur des squelettes. C'est une ville cimetière et elle le sait.

Vous décrivez une nouvelle fraternité entre les habitants à la suite de la catastrophe. Avez-vous ressenti la même chose, en France, après les attentats contre Charlie Hebdo ?
A une autre échelle, c'est, en effet, ce qu'on a pu ressentir dans la marche républicaine du 11 janvier. La question douloureuse est : ''pour combien de temps ?''. Mais c'était un très bon moment. On a partagé quelque chose, en silence, de l'ordre des valeurs. C'est infiniment rare dans la vie d'un pays. On n'est plus un individu avec son moi, son ego, son parcours. On est juste un élément de la foule. C'est quelque chose que j'aime bien à Port-au-Prince. Cette ville sait ce qu'est le combat collectif, comme lorsqu'ils ont chassé Aristide. Ils connaissent la valeur politique. En France, nous venons de le réapprendre de manière douloureuse.

Vous nous trouvez un peu endormi dans notre confort matérialiste ?

Oui, absolument.

Est-ce aussi pour cela que la France ou Paris ne vous inspirent pas pour écrire ?
C'est exactement ça. Je fais partie de la première génération de l'histoire de ce pays qui a eu la possibilité de vivre de manière apolitique. Nous sommes dans l'individualisme. L'Histoire s'est rappelée à nous lors du 11-Septembre. Les attentats contre Charlie Hebdo sont une sorte de réplique et cela nous raconte que l'Histoire n'est pas morte. Il y a des combats à mener. La politique ce n'est pas seulement payer des impôts, cela raconte quelque chose du monde que nous voulons construire.

''Danser les ombres'' de Laurent Gaudé, éd. Actes Sud, 250 p., 19,80 €.

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Judith KORBER

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