Rejets alimentaires : nos enfants sont-ils plus difficiles à table que nous ne l'étions à leur âge ?

par Charlotte ANGLADE
Publié le 19 octobre 2018 à 14h32, mis à jour le 19 octobre 2018 à 14h40
Rejets alimentaires : nos enfants sont-ils plus difficiles à table que nous ne l'étions à leur âge ?
Source : Thinkstock

A TABLE - Faire manger des légumes à un enfant tourne souvent à la guerre des nerfs. Un chercheur et une sociologue qui s'intéressent tout particulièrement aux rejets alimentaires des tout-petits nous expliquent les mécanismes qui peuvent expliquer ces aversions, et pourquoi les enfants peuvent paraître de plus en plus compliqués.

"Des légumes ? Ah, beurk !" Voilà un refrain que beaucoup de parents entendent à l'heure des repas : en dehors des pâtes, des frites et des crèmes dessert, certains enfants n'ont d'appétit pour rien. Et ce n'est pas faute d'avoir usé de toutes les ruses possibles pour les faire manger, du camouflage de légumes aux menaces. 

J'étais moins compliqué étant petit, vous dites-vous peut-être. Car beaucoup de parents peuvent se poser la question : les enfants sont-ils de plus en plus difficiles ? Pour la sociologue et maître de conférence Anne Dupuy et le chercheur en sciences cognitives Jérémie Lafraire, la réponse n'est pas si évidente. Selon eux, ce mécanisme de rejet est en tout cas tout à fait naturel. 

L'enfant naturellement enclin à rejeter certains aliments

"Au fil des millénaires, les Hommes ont été sélectionnés naturellement en fonction de leur méfiance envers ce qui était susceptible de les empoisonner dans leur environnement, comme les baies et les plantes, explique Jérémie Lafraire, qui supervise depuis cinq ans à l'Institut Paul Bocuse un programme de recherche sur les rejets alimentaires chez les 3-6 ans. Au cours de l’Histoire, ceux qui se méfiaient le moins sont donc morts, et il ne reste aujourd'hui pratiquement que des enfants présentant une certaine méfiance". Les rejets alimentaires seraient donc un mécanisme de protection presque ancré dans notre ADN, et exprimé par la quasi-totalité des enfants.

Nous sommes câblés, déterminés, pour aimer deux choses : le sucre et le gras.
Jérémie Lafraire, chercheur en sciences cognitives

Le chercheur poursuit en lâchant une phrase qui risque d'en désespérer plus d'un dans son combat contre la gourmandise : "Lorsque nous naissons, nous sommes câblés, déterminés, pour aimer deux choses : le sucre et le gras". "Vous prenez un nourrisson, vous lui donnez du sucre et du gras et vous pouvez voir sur ses expressions faciales qu’il est content. En revanche, vous lui donnez de l’acidité et de l’amertume, là il n’est pas content." L'appréciation d'autres sensations gustatives, précise-t-il, fait partie d'un apprentissage. Selon les enfants, mais aussi le milieu social dans lequel ils grandissent, celui-ci peut parfois être de longue haleine.

Ce n'est qu'à partir de deux ou trois ans qu'un nouveau phénomène va guider les choix de l'enfant : la néophobie alimentaire. Autrement dit, la peur de tout ce qui est nouveau dans l'assiette. Ainsi, même si un enfant a déjà mangé des carottes avant le déclenchement de ce phénomène, il va peut-être se mettre à les rejeter car il s'agit en fait d'un problème de perception. "Les enfants rencontrent des difficultés à réidentifier la carotte sous différents modes de présentation. Ils peuvent par exemple être familiers avec la carotte Vichy servie à la maison, mais si on leur sert des bâtonnets de carottes, ce ne sera pas du tout évident pour eux qu’il s’agit du même aliment", souligne Jérémie Lafraire. Comme pour l'acidité ou l'amertume, la reconnaissance d'un aliment sous différentes formes fait également partie d'un apprentissage.

Les facteurs d'un rejet de plus en plus important

Si la néophobie alimentaire se présente comme "une constante anthropologique", explique la maître de conférences en sociologie Anne Dupuy, elle ne peut a priori selon elle "s’exprimer que dans un contexte où l'enfant a le choix, donc dans un environnement d'hyper abondance". Un facteur qui pourrait entre autres permettre d'expliquer la raison pour laquelle les enfants peuvent à l'heure actuelle paraître si compliqués. Il est en effet difficilement imaginable, même si aucune donnée scientifique ne le prouve, que les enfants nés dans les années 40 aient été aussi difficiles que ceux d'aujourd'hui.

Les rapports sont un peu plus égalitaires entre les parents et les enfants.
Anne Dupuy, sociologue

L'accroissement des rejets alimentaires chez l'enfant pourrait aussi s'expliquer, selon la sociologue, par une évolution de statut liée à l'enfant. Celui-ci serait, depuis quelques années, davantage écouté par son entourage en ce qui concerne l'expression de ses préférences alimentaires. "Il y a une montée des processus de démocratisation familiale qui font que les rapports sont un peu plus égalitaires entre les parents et les enfants, explique celle qui porte entre autres ses recherches sur les dynamiques de la socialisation alimentaire. Cela se traduit par des espaces d’autonomisation alimentaire qui sont de plus en plus poussés et marqués." Cette tendance aurait émergé suite, notamment, aux travaux de la pédiatre Françoise Dolto, puis aurait continué à évoluer. "Dans le contexte contemporain, il y a toute une réflexion sur la prétendue précocité des enfants qui fait que la société les dote de compétences et qu'elle est plus attentive à leurs positions et à leurs choix", détaille la sociologue.

Avant quand vous aviez un régime particulier, vous passiez pour un enquiquineur.
Anne Dupuy, sociologue

Enfin, la multiplicité des aliments permise par l'industrialisation et la tendance à l'égalisation des relations parents-enfants, mais aussi l'apparition d'un individualisme plus fort, ont également permis l'émergence d'une autre tendance en France : celle du menu multiple à table. "Avant, quand vous aviez un régime particulier, vous passiez pour un enquiquineur", note-t-elle. Mais aujourd'hui, tout le monde ne partage pas forcément le même repas dans une famille. Cette plus grande souplesse à table permettrait plus facilement à l'enfant de réclamer à manger ce qui lui plaît plutôt que ce qui lui est imposé. "Bien sûr, cela dépend du milieu social, du vécu familial et de tout un ensemble de contraintes", pondère Anne Dupuy.

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Les astuces pour éduquer son enfant à une alimentation variée

"Les rejets alimentaires sont un phénomène assez robuste, qui pose de gros problèmes de santé publique puisque c'est une barrière à la diversification alimentaire", estime Jérémie Lafraire. Selon lui, l'intensité du problème est entre autres liée au comportement parental. "On sait que les stratégies de récompense alimentaire, du genre 'Mange ton brocoli, je te donnerai un chocolat', ne marchent pas. Ça renforce l’aversion pour le brocoli et la désirabilité du chocolat."

Pour faire accepter un aliment à un enfant, le chercheur conseille son exposition répétée dans l'assiette de l'enfant. Il est important cependant de ne pas le forcer à y goûter ou à le manger. "Il y a beaucoup d’articles scientifiques qui montrent qu’exposer sans contrainte ni pression un enfant à des légumes augmente sa probabilité de le goûter. On créé de la familiarité, ce qui facilite l’acceptation."

En revanche, attention à ne pas mélanger, voire cacher les légumes avec un autre aliment. Les enfants seraient en effet très sensibles à la "contamination perçue". "Faire des pâtes au fromage dans lesquelles on va planquer des petits bouts de légumes pour duper les enfants, ça ne marche pas du tout parce que dès qu’il y a un contact physique entre un aliment qui n’est pas apprécié et d’autres aliments qui sont appréciés, il y a un phénomène de contamination. L’intégralité du mélange tend alors à être rejeté", développe-t-il. Idem pour les sauces nappantes, les gratinés, etc., qui masquent le contenu de l'assiette puisque, comme décrit plus haut, l'enfant a besoin d'apprendre à reconnaître les aliments sous toutes leurs formes pour mieux les accepter.

Enfin, le spécialiste insiste sur l'importance de manger, à table, la même chose que ce qui est imposé à l'enfant. "Si des parents demandent à leur enfant de manger des brocolis mais qu'ils dégustent une assiette de frites à côté, ça ne va pas marcher."


Charlotte ANGLADE

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