Formations à post-it, Powerpoint de 150 slides... : les entreprises sont-elles si absurdes qu'elles nous rendent idiots ?

par Sibylle LAURENT
Publié le 22 novembre 2018 à 8h00, mis à jour le 29 novembre 2018 à 11h46
Formations à post-it, Powerpoint de 150 slides... : les entreprises sont-elles si absurdes qu'elles nous rendent idiots ?
Source : USI Connect

REPORTAGE - Nicolas Bouzou, économiste, et Julia de Funès, philosophe, ont publié récemment "La comédie (in)humaine", qui démonte le management en entreprise, royaume, selon eux, de l'"Absurdie". Leur livre a fait un carton. Ils étaient cette semaine à la conférence de l’USI Connect pour exprimer leur point de vue... devant des cadres et des RH de grandes sociétés françaises.

Leur livre, publié en septembre, fait un carton. Sans doute que Nicolas Bouzou, économiste, et Julia de Funès, philosophe, ont mis le doigt sur quelque chose qui parlait à tous.  "La comédie (in)humaine" dépeint -au vitriol- des entreprises où règne désormais l’absurde. Où les organisations et le management en place font fuir les talents au lieu de les attirer, provoquent burn-out, bore-out, brown-out. Depuis la sortie de l'ouvrage, Nicolas Bouzou et Julia de Funès évangélisent. Ils étaient cette semaine à l’USI Connect, conférence qui réunit des cadres et responsables RH de grands groupes français, autour du thème "Constuire l'entreprise au XXIe". La salle est pleine, un appel à main levée montre que la plupart ont lu le livre. Public de fans ? A voir. Car sa lecture professe tout de même qu'ils font... bien mal leur travail.  

"Attention, les problèmes de management, ça a toujours existé !", précise Nicolas Bouzou. "Et il n’y a sans doute pas de métier plus difficile. Mais on voit que cela ne fonctionne pas !" A l'appui, il cite des chiffres, le taux de désengagement envers les entreprises qui a doublé en 10 ans, et qui, dans 10 ans, laisse entrevoir "50% des gens qui n’auront rien à faire de leur entreprise." Et une société qui paie des salariés qui n’ont pas envie d’être chez elle, quoi de plus absurde ? "C’est prouvé, les gens travaillent plus en télétravail que lorsqu’ils sont au bureau !", précise encore l'économiste. "Vous vous rendez compte de ce que cela veut dire en termes d’échec managérial ?"

Des process, partout, pour tout

Le coupable ? Les auteurs l’ont. Il est monstrueux, protéiforme, rampant : ce sont les normes, les process, les procédures, qui tuent toute action, toute intelligence humaine. "L’entreprise du 21e siècle est dominée par des idéologies, par la peur, le jeunisme ou l’égalitarisme", assène Nicolas Bouzou. Julia de Funès complète : "On ne croit plus en la politique, les religions ont perdu de leurs entreprises, ce qui a fait que les sociétés sont devenues des lieux de vie, du vivre-ensemble. Le seul problème est que cela devient un lieu de vie très normé."

Ces idéologies, ces normes, sont multiples. Sorte de pensées uniques ou de règles, érigées en injonctions et devenues contre-productives. Les exemples foisonnent. Julia de Funès épingle ainsi cette tyrannie du bonheur en entreprise, ces "Chief happiness officer" supposés gérer votre bien-être, qui sont un emploi fictif", car "le bonheur est insaisissable, lié à chacun". "Les entreprises n’ont jamais autant fait pour notre bien-être, et pourtant il n’y a jamais eu autant de maladies professionnelles", note-t-elle. "C’est devenu une norme professionnelle, qui n’atteint pas son but."

Alors, heureux ? Quand l'injonction du bonheur surgit au travailSource : Sujet JT LCI

Je n’avais plus affaire à un esprit humain
Julia de Funès

Autre exemple, les sacro-saintes réunions. "On ne fait plus aucune présentation sans slides, alors que ça ne sert à rien, ça doublonne l'info, ça pollue et engourdit les esprits", dénonce la philosophe. Ou encore, les formations, très procédurières, avec "cette idée de faire du ludique, parce qu’il faut absolument être fun et cool. Alors on fait des escape-game, des Kapla, des Légos, on se jette des pelotes de laine... C’est totalement nivelant pour les esprits !" Ou encore ces "brainstorming qui ne servent à rien, au nom du sacro-saint collectif, qui serait synonyme de valeur. Mais si le collectif n’est pas sous-tendu par un travail individuel fort et rigoureux, c’est inutile !", résume-t-elle.

Attention, Nicolas Bouzou et Julia de Funès ne critiquent pas, en soi, les procédures. Mais la dose de procédures. "Quand il y a en a trop, que cela devient la priorité, au détriment du sens, on tombe dans l’Absurdie", dénonce Julia de Funès. Elle raconte une anecdote, symbolique : "Depuis quatre ans, je vais au sein d’une grosse entreprise, deux fois par mois, pour y donner des formations", raconte-t-elle. "A l’entrée, il y a un agent, à qui, depuis quatre ans, je remets ma carte d’identité contre un badge d’entrée." Un jour, elle ne trouve pas sa carte d’identité. Demande s’il est possible de faire une exception. Et l’homme, qui pourtant la connaît, refuse. Le process, c’est le process. "Cela m’a rendu dingue, parce qu’à ce moment, je n’avais plus affaire à un esprit humain", dit Julia de Funès. "Il ne se pose plus la question du sens, qui est qu’il faut que j’arrive vite, pour faire ma formation. Le process a pris toute la place. On est en Absurdie." Rires compréhensifs dans la classe. Visiblement, tout le monde a déjà connu semblable épisode.

Badger, enchaîner des réunions avec des Powerpoint de 150 slides, les gens n’aiment pas ça
Nicolas Bouzou

Et en Absurdie, on a parfois du mal à comprendre en quoi consistent les métiers. "L’autre soir, j’ai rencontré un 'coordinateur de flux'", raconte Julia de Funès. "Vous savez ce que c’est ? Moi, non. Les métiers sont devenus des techniques. Et une technique, c’est un moyen, mais jamais une finalité, un sens." Selon elle, le royaume de l’Absurdie est dangereux, en ce qu’il est très facile de s’y installer. Car il est très confortable : "C’est plus simple, on est sur des rails, il est très facile pour l’esprit de ne plus se poser de questions de pourquoi je fais ça."

A une ère annoncée comme celle de la robotisation, où l’homme doit justement se distinguer par rapport aux robots, l’enjeu est d’autant plus grand pour les entreprises – et les salariés. Les auteurs ont le remède à tout ça : remettre du sens et de l'autonomie. Faire appel à la compréhension, à l’intelligence humaine. "Ce que l'homme a de plus que la machine, c'est la créativité, l'interaction sociale et le fait d'avoir une vision globale du monde", énumère Nicolas Bouzou. "Il faut revenir à ces compétences, et les entreprises ont un rôle : les gens veulent savoir pourquoi ils vont travailler, et veulent qu’on les laisse travailler. Badger matin et soir, enchaîner des réunions avec des Powerpoint de 150 slides, ils n’aiment pas ça, il faut arrêter de les embêter avec ça." Pour permettre d'agir, il faut aussi, selon Julia de Funès, redonner de la prise de risque. "Faire appel à l'intuition, aux expériences passées pour s'affranchir de la pure théorie. C'est contradictoire avec l'air du temps dominé par la peur..."

Bref, pour s’en sortir, il faut penser. Sortir des process. "Cela demande un effort, il faut une volonté de l’esprit" dit Nicolas Bouzou. "C’est à ces conditions qu’on aura affaire à des humains autonomes, actifs et pensants. On s’inquiète de la robotisation du travail, mais on ne pose pas assez la question de l’intelligence humaine qui se robotise." Sur le constat, la salle approuve. Et applaudit chaudement. Mais le remède à tout ça lui semble plus flou. En témoignent les questions posées : "Mais comment identifiez-vous un bon manager ?", "Comment alléger les contraintes ?", "Comment peut-on développer l'autonomie ? Et l'intuition ?" Parce que pour ça, il n'y a pas (encore) de process...

> Pour lire le compte-rendu de la conférence de l'USI Connect

> Pour retrouver tous les rendez-vous USI Connect, c'est par ici

> La Comédie (in)humaine, de Nicolas Bouzou et Julia de Funès, aux éditions de l'Observatoire.


Sibylle LAURENT

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