"Une génération d’artistes livre son regard à un instant T" : et si notre vie au travail devenait une oeuvre d'art ?

par Sibylle LAURENT
Publié le 26 juin 2019 à 9h00

Source : Sujet TF1 Info

INTERVIEW - Il y a un an et demi, le Carreau du Temple à Paris a lancé PACT(e), un programme de résidence d’artistes en entreprise. Une exposition est consacrée à l'expérience cette semaine. Sandrina Martins, directrice du Carreau du Temple, nous explique pourquoi l’art et l’entreprise ont tant à s’apporter.

De l’art, on imagine un univers fou, flou, coloré. De l’entreprise, tout l’opposé : du carré, du gris, de l’efficace. Et si les deux mondes se rencontraient ? Qu’auraient-ils alors à s’apporter ? C’est tout l’idée du programme PACT(e), lancé il y a un an et demi par le Carreau du Temple à Paris et qui propose aux artistes des résidences en entreprise. 

La première Biennale consacrée à ces oeuvres se déroule de jeudi à dimanche au Carreau du Temple à Paris. Sandrina Martins, la directrice, nous explique la démarche.

LCI : Que peuvent s'apporter mutuellement l’art et l’entreprise ?

Sandrina Martins :  Les mondes économique et artistique ont beaucoup de choses en commun. Chefs d’entreprises et artistes prennent des risques ou partagent le goût de l’innovation. Les artistes fonctionnent aussi de plus en plus comme des chefs d'entreprise : ils doivent créer une structure, parfois gérer des équipes.

Nous sommes également dans une période où il est important de sortir nos équipements culturels de nos murs, ne pas être seulement dans l’idée de faire venir le public dans nos lieux. Mais aller le chercher là où il est : sur son lieu de travail. 

L'artiste a carte blanche, il faut que l'entreprise soit d'accord avec ça
Sandrina Martins, directrice du Carreau du Temple

Comment les entreprises réagissent-elles quand vous les sollicitez ? 

Il y a forcément des interrogations et un peu de surprise. Mais on sent aussi qu'elles ont envie de devenir des "acteurs de la vie de la cité". Nous nous intéressons notamment beaucoup aux PME, le premier employeur de France. Eloignées du monde de l’art, elles sont peu sollicitées pour effectuer du mécénat.  Nous voulons donc instaurer un nouveau mode de collaboration : celui de travailler ensemble à un projet commun, avec la présence de l’artiste au sein d’une entreprise. Et ce discours-là fonctionne. Tout simplement car les entreprises ont envie de faire des choses pour le développement culturel, mais sans savoir comment s’y prendre. Plus globalement, elles ont envie de créer du lien social et sont attentives à la recherche de sens manifestée par leurs salariés.

Cela implique un rapport nouveau, du point de vue de l’entreprise, qui finance une partie de la résidence. L’artiste n’est pas un graphiste, ni un prestataire de service...

Lorsqu'on rencontre une entreprise, il arrive parfois qu'elle nous dise 'Ah oui tiens, je pensais faire un truc dans mon hall d’accueil, demander à un artiste de peindre cela.' Aussi génial que ce soit, ce n'est pas un PACT(e). Avec nous, l’artiste a carte blanche, il faut que l’entreprise soit d’accord avec cela. Je suis toujours émerveillée que des sociétés acceptent : cela leur coûte de l’argent et leur demande une forte organisation en interne. Et c’est surtout une belle prise de risque car un artiste reste un électron libre. Il ne va pas forcément restituer des choses qui vont plaire à tout le monde. Mais c’est le "deal". Cela montre que cette recherche de sens et de prise de risque est bien présente !  C'est une démarche nouvelle qui amène une sorte de "réenchantement du monde".

Une reconnaissance du travail et des savoir-faire

Avoir son artiste en entreprise ne risque-t-il cependant pas de devenir le nouveau  "avoir son manager du bonheur" ?

C’est très à la mode en effet  : aujourd’hui, beaucoup d’agences proposent des projets "incentive" pour les salariés avec des participations à des ateliers musicaux, des chorales,  du jardinage…. Je m’inscris dans un courant totalement différent : il est de dire qu’il n’y a rien de plus fort pour une équipe que de voir un artiste en train de travailler et de réaliser une œuvre de qualité. Seule la qualité marque les esprits.

Nous ne sommes en effet pas là pour faire de l’animation d’équipe mais pour proposer un artiste qui a un super projet dans le cadre de la société concernée. Il va échanger avec les salariés et va valoriser, à travers son œuvre, les savoirs et les savoir-faire de l'entreprise. C'est une reconnaissance du travail d’une personne de l’extérieur et qui dit "je peux en faire une œuvre". Ensuite ces œuvres circulent, vont dans les musées ou dans des expositions. C'est beaucoup plus qualifiant qu'une option de divertissement, trop souvent retenue par les patrons car ils pensent que c'est ce que demandent les salariés.

Quid de la nouvelle génération ?

A titre personnel, quelle vision portez-vous du monde du travail ?

Comme directrice du Carreau du Temple, je vis moi-même la réalité d'un chef d’entreprise : je ne me sens pas spectatrice du monde du travail, je m’y inclus. Ce qui m’intéresse dans ce monde est la diversité des activités économiques, c'est-à-dire aller explorer des façons de travailler, des industries, des contenus différents. Il n'y a pas un, mais des mondes du travail.  Plus généralement, j'ai l'impression que, dans notre microcosme parisien de services, nous n'avons jamais été si "heureux" au travail, avec des salles de siestes ou des boules à facettes. Mais le procès France Télécom rappelle aussi que, si l’intention d'un management n’est pas juste et respectueuse, toutes les boules à facettes ne changeront rien…  

J’ai aussi la sensation que la solidarité se perd. Et qu’il arrive une nouvelle génération pour qui prime le bien-être individuel. Cette génération a vu ses parents, souvent divorcés, beaucoup travailler et ne pas être très heureux. Elle a donc choisi de privilégier la famille. Je perçois également une perte d'intérêt, de connaissances, de mise en perspective culturelle et historique. L'ensemble de ce cocktail peut inquiéter. Mais il existe une voie : celle du monde du travail du futur, un monde possible si tout le monde s’y met. Les chefs d’entreprises ont une grosse responsabilité : celle justement de montrer la voie. Et les artistes aussi, en livrant leur regard à cet instant T.


Sibylle LAURENT

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