Immigration : ce débat qui animait la gauche bien avant Jean-Luc Mélenchon

Publié le 14 septembre 2018 à 12h29
Immigration : ce débat qui animait la gauche bien avant Jean-Luc Mélenchon
Source : Christophe Simon / AFP

FRACTURE - Les récents propos de Jean-Luc Mélenchon et de son conseiller Djordje Kuzmanovic sur la maîtrise de l'immigration et l'emploi en France ont ouvert une brèche au sein de la gauche radicale qui aura pour conséquence l'absence de députés LFI au discours de Pierre Laurent à la Fête de l'Huma ce week-end. Cette ligne de fracture n'est pas nouvelle : de Jaurès à Georges Marchais, le débat refait surface de façon récurrente, notamment en période de crise.

La crise migratoire européenne va-t-elle aggraver les dissensions à gauche ? Les récents propos de Djordje Kuzmanovic, un conseiller de La France insoumise proche de Jean-Luc Mélenchon, ont en tout cas relancé un virulent débat entre "internationalistes" et partisans d'une immigration "maîtrisée". 

Djordje Kuzmanovic le 6 septembre, dans un entretien à L'Obs, jugeant que "lorsque vous êtes de gauche et que vous tenez sur l'immigration le même discours que le patronat, il y a quand même un problème". Puis : "lorsqu'il est possible de mal payer des travailleurs sans papiers, il y a une pression à la baisse sur les salaires". 

Jean-Luc Mélenchon a pris fermement ses distances avec les propos du conseiller LFI. Pour autant , le leader des Insoumis estimait lui-même, le 25 août, que "les vagues migratoires peuvent poser de nombreux problèmes aux sociétés d'accueil quand certains en profitent pour baisser les salaires". "Nous disons honte à ceux qui organisent l'immigration par les traités de libre-échange et qui l'utilisent ensuite pour faire pression sur les salaires", ajoutait le député LFI. A noter que Jean-Luc Mélenchon avait déjà avancé cet argument, notamment dans son livre Le choix de l'insoumission, en 2016, s'exposant à plusieurs reprises à des accusations de "nationalisme". 

Clivage naturel

Cet épisode s'est traduit notamment par un affrontement particulièrement virulent ces derniers jours entre les députés LFI et des responsables communistes, à l'instar de l'adjoint PCF de Paris Ian Brossat, candidat aux Européennes, qui s'indignait des prises de positions de l'élu du Nord Adrien Quatennens.  En réponse, les députés LFI ont annoncé le boycott du discours de Pierre Laurent à la Fête de l'Huma ce week-end.

En réalité, il n'a fait que réactiver un vieux clivage qui traverse toute l'histoire de la gauche. D'un côté, cet argumentaire favorable à une maîtrise de l'immigration. "On ne va pas dire que la France va accueillir tous les migrants, ce n'est pas possible. Maintenant, il y a un devoir d'humanité", a par exemple estimé le député LFI François Ruffin, jeudi sur France Info. "Ce raisonnement n'est pas nouveau à gauche", a justifié l'élu de Picardie. "Il a été partagé par des tas de leaders de la gauche à travers le XXe siècle. On fait appel à une main d'oeuvre étrangère pour faire baisser le coût du travail."

De l'autre côté, une forme d'internationalisme, incarnée aujourd'hui par un Benoît Hamon (Générations), ou encore un Olivier Besancenot (NPA), qui conteste cette vision. "L'idée que l'immigration ferait pression sur les salaires n'a rien à voir avec le marxisme", a fustigé ce dernier sur LCI. "Ce qui fait pression sur les salaires, c'est le capital."

L'interview politique de Christophe Jakubyszyn du 10 septembre 2018 : Olivier BesancenotSource : Sujet JT LCI
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Aux racines de la gauche

Ce clivage remonte aux sources de la gauche. Pour appuyer son argumentaire en faveur de la maîtrise des flux migratoires, le conseiller de Jean-Luc Mélenchon a évoqué le "socialisme douanier" de Jean Jaurès, l'un des pères fondateurs du socialisme.  Le proche de Jean-Luc Mélenchon faisait probablement référence à un discours tenu par Jaurès en février 1894, devant la Chambre des députés. "Ce que nous ne voulons pas", lançait alors le député en cette fin de XIXe siècle, "c'est que le capital international aille chercher la main d'oeuvre sur les marchés où elle est le plus avilie, humiliée, dépréciée, pour la jeter sans contrôle et sans règlementation sur le marché français, et pour amener partout dans le monde les salaires au niveau des pays où ils sont le plus bas". Une étude de la fondation Jean-Jaurès a toutefois montré que l'ancienne figure du socialisme avait progressivement évolué, au début du XXe siècle, vers une forme d'internationalisme

Le débat sur l'immigration s'est également posé à gauche après la crise économique des années 1930. Le Front populaire au pouvoir a été ainsi partagé entre le souhait d'accueillir les réfugiés, de nombreux exilés européens ayant été régularisés dans la période, et la volonté de décourager de nouvelles arrivées sur le sol français, avec notamment un renforcement sévère des contrôles aux frontières. 

Les communistes face à l'immigration

La question a plus que jamais clivé la gauche après la crise des années 1970. "Il faut stopper l'immigration officielle et clandestine", martelait ainsi Georges Marchais, l'ancien secrétaire général du PCF, en 1980, lors d'un discours à la porte de Pantin. "Il est inadmissible de laisser entrer de nouveaux travailleurs immigrés en France alors que notre pays compte près de 2 millions de chômeurs, français et immigrés."

Un événement a marqué ces années : l'affaire du "bulldozer de Vitry". En 1980, un commando avait détruit un foyer de travailleurs de cette localité communiste où plus de 300 Maliens devaient être transférés, afin de donner "la priorité aux travailleurs des entreprises de la ville". "Nous posons les problèmes de l'immigration... Ce serait pour utiliser et favoriser le racisme ?", s'indignait encore Georges Marchais lors d'une intervention médiatique pour dénoncer un trafic de drogue à Montigny-lès-Cormeilles en février 1981.

"Le discours consistait alors à dire qu'il fallait stopper les flux migratoires à cause de la situation de crise" résume à LCI l'historien du PCF Roger Martelli. "C'est une question qui travaille depuis longtemps la gauche." Le PCF, alors mis en difficulté par l'émergence d'associations de soutien aux immigrés, a évolué par la suite vers une forme d'internationalisme. Une position ainsi résumée par Roger Martelli, lui-même ancien membre de la direction du PCF. "Ce ne sont pas les flux migratoires qui pèsent sur le marché du travail. En restant chez eux, ces migrants sont eux-mêmes soumis à une pression salariale imposée par la mondialisation. Du reste, l'idée d'assécher les flux migratoires est une illusion."

Contexte nouveau

La situation actuelle - avec la montée des nationalismes en Europe - est-elle comparable à celle qui a poussé autrefois une partie de la gauche à vouloir stopper l'immigration ? Pour Roger Martelli, le contexte a changé. Le positionnement de certains responsables à gauche consiste à penser que "face à une extrême droite qui fait de la crise migratoire son cheval de bataille, il faut comprendre les angoisses populaires". "Cela risque de mettre la gauche dans une position intenable", soutient l'historien. 

Le débat a eu, en tout cas, un premier effet collatéral : confirmer et consolider une fracture idéologique au sein de la gauche dans la perspective des élections européennes. 


Vincent MICHELON

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