Sexisme, harcèlement et agressions : au restaurant, la révolution #MeToo s'arrête aux portes des cuisines

Anaïs Condomines
Publié le 11 février 2019 à 7h00, mis à jour le 11 février 2019 à 9h10
Sexisme, harcèlement et agressions : au restaurant, la révolution #MeToo s'arrête aux portes des cuisines
Source : AFP / Photo d'illustration

ENQUÊTE - Plus d'un an après #MeToo, LCI a voulu prendre la température du sexisme dans le secteur de l'hôtellerie-restauration. Résultat : le machisme semble y couler des jours tranquilles et aucune prise de conscience n'a l'air de poindre à l'horizon.

Surprise, mais pas forcément embarrassée. De passage en contrat estival dans un cossu restaurant du 7e arrondissement de Paris, Zoé, 19 ans, ne s’attendait pas vraiment à recevoir un compliment... sur ses dents. Devant son remerciement naïf, le cuisinier flatteur enchaîne : "J’en ferais bien un collier autour de ma b..." Le contrat d’extra ne fait que commencer, mais le ton est donné pour le reste de l’été. Karine*, elle, est encore plus jeune lorsqu’elle fait ses premiers pas dans le milieu de la restauration. Aujourd’hui âgée de 30 ans, cette cheffe de cuisine en collectivité se souvient amèrement de son stage de troisième au sein d’un restaurant traditionnel. Et garde la vision d’un cuisinier, en salle, qui lui déclare : "Suce ma p...", en soulevant son tablier. "J’avais quinze ans et demi", ajoute-t-elle, dépitée.

Plus d’un an après #MeToo, LCI a voulu faire un état des lieux du sexisme dans le secteur de l'hôtellerie-restauration. Premier indice qui laisse à penser que le machisme coule dans ce milieu des jours tranquilles : le nombre impressionnant de réponses, reçues par la rédaction, après la publication d'un appel à témoins pour les besoins de notre sujet.  Parmi les retours récoltés, il y a d’abord une constante : la prévalence d'une ambiance lourde et empreinte de systématisme derrière les fourneaux. "Les phrases sexistes à connotation sexuelle sont quotidiennes. Dans ce milieu, il faut faire avec", remarque Emeline* dès sa sortie du bac professionnel dans un lycée parisien. "Il n’y a que trois sujets abordés en cuisine : la moto, le foot, le cul. On entend à longueur de journée des choses comme 'Tape dans le fond, je suis pas ta mère’, ‘T’as pas baisé ou quoi pour être de cette humeur ?’ ou encore ‘T'as tes règles, la mayonnaise va pas prendre’". Cette année encore, Marion, en reconversion professionnelle pour devenir cuisinière, est surprise de constater, lors de son arrivée en restaurant gastronomique, qu'il s'agit d'un "monde où on entend parler d’épilation du sexe dès huit heures du matin..."

Coincée dans la chambre froide

Et des remarques lourdingues au harcèlement sexuel, il n’y a qu’un pas. L’histoire d’Anita* remonte à 2006. Elle a 18 ans à l’époque et fait la plonge dans un restaurant de Dijon pour payer ses études. Elle explique : "Un jour je suis allée ranger je ne sais quoi dans la chambre froide. Le second de cuisine m’a suivie, s’est posté devant la porte et m’a dit : ‘Si tu veux sortir il faut me sucer’. J’ai essayé de garder mon sang froid au maximum, j’ai croisé les bras et j’ai dit que je pouvais bien attendre qu’il s’en aille. La confrontation a duré cinq bonnes minutes avant qu’il n’abandonne." En septembre 2017, Audrey* a 25 ans. Le harcèlement qu'elle subit se déroule dans un hôtel parisien, où elle est embauchée en tant que réceptionniste. "Avec le chauffeur de l’établissement, c’est devenu lourd au bout de quelques jours", nous raconte-t-elle. La jeune femme se voit appeler "ma chérie" par cet homme marié qui précise "vouloir trouver une femme discrète". "Un jour, il m’a dit à l’oreille : ‘J’aime les filles grosses comme toi.’"

"Une fille des trottoirs"

Les petits surnoms, Florence* y a eu droit aussi. Alors qu’elle travaille dans un restaurant étoilé de la capitale, un responsable de salle lui donne du "ma puce", du "bébé" et lui dit qu’elle "ressemble à une fille des trottoirs" lorsqu’elle porte trop de maquillage à son goût. "Quand il passait derrière moi, il mettait ses mains sur mes hanches. Je lui ai dit d’arrêter, il m’a répondu : ‘Avec un cul pareil, on a envie d’en profiter.’" Mais pas la peine de compter sur les collègues pour en discuter. A Florence, on a rétorqué : "Tu n’es pas là pour longtemps, il faut faire avec"...

 

Plusieurs jeunes femmes interrogées font état d’attouchements de la part de clients – des mains aux fesses notamment. Mais l’immense majorité d’entre elles, lorsqu’elles ont été agressées, pointent du doigt collègues ou hiérarchie. C’est aussi le cas de Jeanne*, qui a travaillé comme extra dans un petit restaurant de quartier, pendant ses études. "Le patron venait souvent me bloquer derrière le bar pour me montrer son érection à travers le pantalon, me dire 'l’effet' que je lui faisais. Il s’approchait souvent de moi en me respirant, me touchait dès qu’il pouvait. Je me sentais tellement nulle et faible. J’ai fini par craquer, je suis partie en pleurs en plein service."

Zone blanche

Intimidations, harcèlement sexiste, agressions. Rien ne ressemble plus à une histoire de violence sexuelle… qu’une autre histoire de violence sexuelle. Ainsi, les faits décrits auprès de LCI par ces employées d’hôtels, de cafés ou de restaurants, en contrat court le temps d’un été aussi bien qu’en CDI, ne sont pas différents des agissements pénalement répréhensibles se produisant dans d’autres secteurs d’activité. Mais dans l’hôtellerie-restauration, une particularité subsiste : le mouvement #Metoo ne semble pas avoir franchi, même à la marge, les portes des établissements. Ceux-ci demeurent une sorte de zone blanche, préservée de toute remise en question sur les violences faites aux femmes. A titre de comparaison, le monde hospitalier, lui aussi touché de plein fouet par la domination masculine, a réalisé une (légère) introspection. En octobre 2017, Martin Hirsch, patron de l’AP-HP, reconnaissait que le harcèlement sexuel était "un problème à l’hôpital" et prônait une procédure de signalement simplifiée. Dans les cuisines et les couloirs des hôtels, en revanche, c’est le no man’s land. "Ce n’est même pas qu’il y a un rejet de #Metoo, c’est qu’on n’en parle pas du tout", nous explique Marion, notre cuisinière en reconversion. 

Alors comment expliquer cette frontière hermétique entre les métiers de bouche et le reste du monde ? Dans le cadre de notre enquête, un inspecteur du travail qui intervient régulièrement dans ce secteur a contacté LCI. Lui aussi fait le constat de cette poche de résistance au sein du secteur : "Les agressions sexuelles et les faits de harcèlement, on ne peut pas dire que ce soit un sujet qui préoccupe aujourd'hui particulièrement les entreprises en hôtellerie restauration", nous explique-t-il. Pour lui, l’obligation de confidentialité des plaintes qui incombe à l’Inspection est une partie du problème. "Pour qu’on puisse enquêter ouvertement, il faut que le salarié nous saisisse par courrier, en mettant son employeur en copie. En dehors de cette procédure, si la victime ne souhaite pas lever la clause de confidentialité – ce qui s’entend – alors on peut écouter et échanger, mais c’est tout."

J'ai arrêté d'être féministe en cuisine
Marion

Autre élément de réponse : la prédominance des hommes aux postes de pouvoir. Selon les statistiques de Pôle Emploi, les femmes représentaient en 2017 59% des embauches récentes en aides de cuisine ou apprenties et seulement 17% des chefs cuisiniers. Par ailleurs, en 2014, elles n’étaient que 37% parmi les patrons et cadres d’hôtels, de cafés et de restaurants. Mais pour les femmes qui ont livré leur témoignage, il s’agit d’autre chose. Selon elles, dans un secteur où la hiérarchie et l’autorité sont des éléments incontournables, difficile de faire bouger les lignes. "En cuisine, on suit un peu le modèle militaire, analyse encore Marion. On ne remet pas en cause le système." Et ce, même quand on est victime de propos déplacés ou de harcèlement. Elle précise : "Je ne dis rien. Il faut choisir ses combats : soit tu te tais, soit tu passes pour une chienne de garde. Moi, j’ai arrêté d’être féministe en cuisine."

Une posture inculquée dès les premiers pas dans le métier. Karine se souvient de ses années en classe : "Le problème, nous dit-elle, c’est qu’à l’école il n’y a pas de mise en garde. Au contraire, il y a l’idée qu’on va faire vivre ce qu’on a soi-même vécu. ‘Tu vas en chier parce que j’en ai chié. Et si t’es une fille, alors tu vas morfler deux fois plus.’" Marion, elle, sort à peine d'un CAP dans un CFA, un centre de formation des apprentis. Elle confirme : "On ne parle pas du tout de ces problématiques aux jeunes. Pire, on prépare les filles à subir cela. On les conditionne à accepter beaucoup de choses. Et cela commence par les profs, qui sont de vieux briscards du métier, qui font des remarques à connotation sexuelle, des commentaires sur le physique, etc."

Des écoles réticentes ?

Ces écoles, justement, LCI a tenté de les joindre. Sur la quinzaine de CFA sollicités, un seul nous a répondu. Sophie Zorner est la directrice du CFA Restauration de Nancy. Par téléphone, elle nous confirme qu’aucun dispositif visant à lutter contre les violences sexuelles n’a été mis en place dans son établissement… et qu’aucune instance supérieure ne lui en a donné la consigne : "On n’a rien fait pour ça, non. Mais il faut dire aussi que nous n’avons pas eu de remontées de ce genre de la part des élèves. Si nous avions des remontées, nous serions là pour accompagner, bien sûr", explique-t-elle. 

Une réponse qui n'étonne guère notre inspecteur du travail : "Concernant les écoles, j’ai le sentiment que d’une manière générale les établissements sont plutôt réticents à se pencher sur les situations de travail dangereuses. Il y a bien des initiatives isolées (comme cette brochure très complète éditée par la Direccte des Pays de Loire, ndlr), mais cela s'arrête là", nous explique-t-il.

Un problème inexistant ?

L'union des métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH), est bien placée pour nous dire si une action collective est prévue pour lutter, à l'avenir, contre ce phénomène visiblement vivace. Réponse de l'attachée de presse : au sujet du harcèlement sexuel,  "notre secteur n'a pas de particularité par rapport aux autres" nous dit-on. "Nous avons l'obligation comme toutes les entreprises de prévenir et réprimer les cas de harcèlement sexuel ou de propos sexistes. Nous communiquons les obligations légales sur le sujet à nos adhérents." On ajoute, en référence à la loi de septembre 2018 sur l'avenir professionnel : "Nous sommes concernés par la mise en place d'un référent en matière de lutte contre le sexisme dans les entreprises de plus de 250 salariés." Mais cette mesure, entrée en vigueur en janvier 2019, est encore trop récente pour montrer des résultats.

Du côté du ministère du Travail, on nous renvoie bien vers des mesures générales liées au harcèlement sexuel au travail, effectivement sanctionné d’une peine de deux ans d’emprisonnement et 30.000 euros d’amende. Néanmoins, aucune donnée n’est disponible spécifiquement sur les métiers de la restauration et de l'hôtellerie. Là encore, le problème semble tout bonnement inexistant. Enfin, contacté dans le cadre de cette enquête, témoignages à l'appui, le cabinet de Marlène Schiappa n’a pas non plus donné suite à nos sollicitations.  Une absence de réaction qui laisse une question en suspens : et si, dans le milieu des métiers de bouche, les seules personnes à être au courant du problème étaient... les victimes elles-mêmes ? 


Anaïs Condomines

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