Nos téléphones portables doivent-ils être traqués pour lutter contre le coronavirus ?

Publié le 25 mars 2020 à 17h47, mis à jour le 27 mars 2020 à 7h52

Source : JT 20h Semaine

SURVEILLANCE - L'urgence sanitaire doit-elle primer sur la protection de la vie privée et les libertés individuelles des citoyens ? Le sujet fait débat au sein de la classe politique, alors que la France tente de trouver une réponse technologique pour lutter contre l'épidémie de coronavirus (Covid-19).

Sauver des vies, quitte à mettre en péril les libertés individuelles des citoyens ? C'est l'autre facette de cette pandémie. La Chine, d'où est partie la pandémie de coronavirus (Covid-19), a pu endiguer sa propagation en s'appuyant sur un arsenal de technologies de surveillance de masse. Sur le continent européen, devenu le nouvel épicentre de cette crise sanitaire sans précédent, nous sommes encore loin de telles pratiques. Cependant, plusieurs gouvernements ont récemment mis en œuvre des dispositifs permettant le pistage numérique de leur population, via l'utilisation des données de localisation de leur téléphone portable. C'est le cas notamment en Allemagne, en Autriche ou encore en Italie, pour modéliser de manière plus précise les flux de population ou bien pour savoir si les gens respectent strictement le confinement.

Le 16 mars dernier, le Comité européen de la protection des données (CEPD) a autorisé le recours à des dispositifs exceptionnels de traitement de données, tout en précisant que les Etats membres doivent "assurer la protection des données personnelles des utilisateurs concernés". Depuis, des voix s'élèvent au sein de la classe politique pour réclamer l'utilisation des données des opérateurs télécoms, notamment à des fins de contrôle du respect de l’obligation de confinement. "En France, nous n'en sommes pas là. Mais le gouvernement étudie néanmoins de près la question", confirme à LCI Jean-Michel Mis, député LaREM et co-rapporteur de "Loi renseignement".  

Nos portables traqués pour mieux combattre le coronavirus ?Source : TF1 Info

Bordage téléphonique et géolocalisation

Pour procéder à ce pistage, les autorités s'appuient sur les opérateurs de télécommunications, en utilisant le bordage de votre téléphone. Lorsque vous circulez, le signal émis par votre appareil passe d'une antenne-relais à une autre. En s'y référant les opérateurs sont en mesure de suivre vos déplacements. La précision est de l'ordre de quelques dizaines de mètres, bien loin de la finesse qu'offre la fonctionnalité GPS du smartphone via des services comme Google Maps ou Facebook - qui approche plutôt du mètre. En Europe, conformément au règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD), les données sont agrégées et anonymisées. Autrement dit, rien ne nous identifie en tant qu'individu. Il s'agit, en réalité, d'un nuage de points qui se déplace sur une carte. 

En Allemagne, l'opérateur Deutsche Telekom a pu ainsi rendre accessible les données de localisation de ses 46 millions de clients à un institut de santé pour modéliser la propagation de l'épidémie, tandis que les autorités italiennes ont pu déterminer qu'en Lombardie seulement 60 % de la population respectaient le confinement. De prime abord, ce pistage peut sembler anodin. Mais les défenseurs des libertés individuelles, à l'instar de la Quadrature du Net en France, redoutent que cette pandémie ouvre la voie à un virage sécuritaire menant à des dérives. "Ce solutionnisme technologique est uniquement cosmétique. Il sert à masquer les errements de l'exécutif dans la gestion de la crise. Il y a eu les flottes de drones et maintenant on nous parle de tracking", déplore Benoît Piedallu, membre de ce collectif de défense des libertés sur Internet.

A Séoul, un dispositif particulièrement intrusif

Dans plusieurs pays  des applications numériques reposant sur les données des smartphones ont été utilisées dans la lutte contre la pandémie, au risque parfois d'être particulièrement intrusives. A Séoul, en Corée du Sud, les citoyens en quarantaine sont suivis à la trace via la géolocalisation de leur smartphone. En clair, une application de "contact tracing" permet de retracer l'historique du patient infecté et identifier tous les contacts qu'il a pu avoir. "Les autorités sud-coréennes ne se limitent pas aux données de géolocalisation des téléphones portables. Elles se servent également des données bancaires des gens pour retracer l'historique de leurs déplacements", souligne Benoît Pidallu. 

En Israël, des méthodes de surveillance électronique de masse, jusqu'alors réservées à la lutte antiterroriste, ont récemment été déployées afin d'endiguer l'accélération de la propagation de l'épidémie. "Son service de sécurité intérieure, le Shin Beth peut accéder aux données de localisation des personnes infectées, sans autorisation préalable de la justice et ce durant trente jours", rapporte Benoît Piedallu. En parallèle, une application identifie, grâce à l'historique du GPS de leurs téléphones portables, les contacts avec des patients diagnostiqués, dans le but d'alerter ensuite par SMS les personnes susceptibles d’avoir été contaminées. Enfin, aux Etats-Unis, des pourparlers sont en cours avec les géants du Web, Google et Facebook.

Nous sommes un pays qui a choisi de protéger les données personnelles de ses citoyens. Ce n'est pas le Far-West américain ou le Big Brother chinois.
Le député Eric Bothorel (LREM).

En France, les autorités sanitaires ont annoncé mardi 24 mars la mise en place d'un second comité scientifique regroupant des chercheurs et des médecins. Le Comité analyse recherche et expertise (Care) a pour mission d'éclairer l'exécutif notamment sur les pratiques de "backtracking". Une technique qui permet de retracer le parcours d'un individu grâce à l'historique de ses données de géolocalisation. En pratique, le Care "accompagnera la réflexion des autorités sur (...) l’opportunité de la mise en place d’une stratégie numérique d’identification des personnes ayant été au contact de personnes infectées", a fait savoir l'exécutif. En clair, le but est de mieux cerner la propagation de l'épidémie et d'identifier les zones les plus à risque, comme l'ont demandé de nombreux scientifiques.

A l'Assemblée nationale, mardi 24 mars, le ministre de la Santé, Olivier Véran, s'est dit lui-même opposé au tracking des individus par le biais de leurs smartphones,  à l'occasion des questions au gouvernement. La députée de La France insoumise Danièle Obono avait évoqué la Corée du Sud. Pour le député Eric Bothorel (LaREM), la mise en place d'un tel dispositif irait à l'encontre de la culture française en matière de protection des données. "Nous sommes un pays au sein de l'Europe qui a choisi de protéger les données personnelles de ses citoyens. Et il n'est pas question de reculer sur ce point. Ici, ce n'est pas le Far-West américain ou le Big Brother chinois", soutient le co-président du groupe d'études "Économie numérique de la donnée, connaissance et intelligence artificielle" à l'Assemblée nationale, joint par LCI. 

Quid de l'efficacité du pistage des populations ?

Reste qu'a différence de la France, nos voisins allemands ont une doctrine en matière de gestion de l'épidémie qui privilégie une plus grande systématisation des tests. Or ce n'est pas celle qu'ont retenue jusqu'à maintenant les pouvoirs publics en France, même si Olivier Véran a indiqué le week-end dernier qu'il souhaitait multiplier les dépistages d'ici la fin du confinement. "Le traçage a pour but de pouvoir suivre les déplacements des personnes qui ont été testées positives. Sans une campagne massive de dépistage, cela n'aurait aucun intérêt d'utiliser les données de localisation", souligne Eric Bothorel. 

Peut-être alors afin de faire appliquer plus strictement les mesures de confinement ? "A vrai dire, il est très difficile de dissocier une personne dont le déplacement est autorisé d'une autre qui ne respecterait pas le confinement. Cela demande un niveau de granularité très élevé et surtout de savoir ce que chacun fait quoi et à chaque instant", compète le député LaREM, appelant à "concentrer les efforts à la recherche de solutions innovantes" pour aider la population à vivre au mieux la période de confinement.

Il y a en ce moment des combats plus prioritaires, comme les Fake news qui viennent contester la parole scientifique.
Eric Bothorel, député LaREM.

Dans le cadre de la lutte contre la propagation du coronavirus (Covid-19), l’Agence de l’innovation de défense (AID) du ministère des Armées a lancé jeudi 19 mars un appel à projets à la recherche de "solutions innovantes, qu'elles soient d’ordre technologique, organisationnel, managérial ou d’adaptation de processus industriels. "Je suis persuadé, qu'à travers des réseaux d'entraide, il est possible de rendre le confinement plus facile à vivre pour la population. Mais aussi d'aider celles et ceux qui ont besoin de se déplacer, notamment le personnel hospitalier et les services d'urgence", suggère Eric Bothorel.

Pour le député LaREM, il faut éviter à tout prix de tomber dans une frénésie législative et de reniement de droits et de libertés fondamentales. "Au contraire, c'est en réaffirmant notre attachement aux libertés qu'on surmontera cette crise et qu'on sera au mieux préparé pour la prochaine. Nous aurons le temps de débattre de l'usage de ces technologies une fois que l'épidémie sera endiguée. Il y a en ce moment des combats plus prioritaires, comme les Fake news qui viennent contester la parole scientifique et qui n'hésitent pas à faire la promotion de remèdes miracles", pointe le député LaREM.

Le RGPD n'interdit pas le recueil de données sans consentement en cas de crises sanitaires.
Jean-Michel Mis, député LaREM.

A en croire La Quadrature du net, nul besoin de légiférer. L'utilisation des données de localisation est d'ores et déjà autorisée par le droit français. Et cela, depuis la Loi renseignement  de 2015", assure Benoît Piedallu. "Le droit français autorise en effet l'exploitation des données télécom, et en particulier de la géolocalisation, mais uniquement au cas par cas, avec autorisation préalable et dans le cadre délimité de la lutte antiterroriste. Et le règlement européen sur la protection des données personnelles, quant à lui, n'interdit pas explicitement le recueil de données sans consentement, en cas de crises sanitaires. Quant à la directive européenne e-Privacy, elle ne mentionne pas spécifiquement les épidémies, ce qui ouvre la voie aux interprétations", souligne Jean-Michel Mis.

Si la France souhaitait prévoir des modalités de suivi non anonymes plus poussées, sans consentement préalable, une intervention législative s’imposerait.
La Cnil.

Le cadre réglementaire autorise l'Etat à puiser dans les données des opérateurs télécom, explique la Commission nationale informatique et libertés (Cnil), chargée de la protection des données personnelles, mais sous certaines conditions. "Le cadre juridique actuel, en particulier le RGPD et la directive ePrivacy permet, selon certaines modalités, de traiter de telles données notamment de manière anonymisée ou avec le consentement des personnes. Ce même cadre juridique permet également aux Etats d’aller plus loin et de déroger, par la loi, à cette exigence d’anonymisation ou de consentement, sous certaines conditions", précise le gendarme du numérique, contacté par LCI. 

Dans les cas où un suivi individuel serait nécessaire, souligne la Cnil, celui-ci devrait reposer sur une démarche volontaire de la personne concernée. Par exemple, via une application dédiée, comme c'est le cas en Corée du Sud ou en Israël. "Si la France souhaitait prévoir des modalités de suivi non anonymes plus poussées, le cas échéant sans le consentement préalable de l’ensemble des personnes concernées, une intervention législative s'imposerait (...) Il faudrait alors s’assurer que ces mesures législatives dérogatoires soient dûment justifiées et proportionnées en termes de durée et de portée", précise le gendarme du numérique. Comprendre, éviter tout détournement d’usages en prenant les mesures de sécurité qui s'imposent et ne pas les pérenniser au-delà de la période de crise.


Matthieu DELACHARLERY

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