Dépendance au pétrole : "Les Gilets jaunes sont des lanceurs d'alerte"

Propos recueillis par Matthieu Jublin
Publié le 23 mars 2019 à 18h24, mis à jour le 24 mars 2019 à 15h18
Dépendance au pétrole : "Les Gilets jaunes sont des lanceurs d'alerte"

INTERVIEW – Spécialiste du pétrole, Matthieu Auzanneau est le directeur du think tank The Shift Project, qui traite des questions énergétiques. Dans une interview à LCI, ce spécialiste du pétrole estime que les Gilets jaunes envoient un signal sur l’impasse de notre modèle de développement, fondé sur l’étalement urbain et l’abondance énergétique.

Quatre mois après le début du mouvement des Gilets jaunes, les manifestations continuent, les prix à la pompe ont augmenté, la taxe carbone a été suspendue et le débat sur la transition écologique patine. Pour Matthieu Auzanneau, auteur de "Or noir, la grande histoire du pétrole" et directeur du think tank The Shift Project, spécialisé dans les questions énergétiques, la France est en train de vivre probablement sa première révolte énergétique. Dans une interview à LCI.fr, ce spécialiste du pétrole voit dans les Gilets jaunes des "lanceurs d’alerte", qui montrent l’impasse d'un modèle de développement fondé sur les énergies fossiles.

LCI : Les Gilets jaunes sont nés à cause du coût de l’essence et voient les prix à la pompe augmenter à nouveau. Doivent-ils s’inquiéter quant à leurs dépenses énergétiques futures ? 

Matthieu Auzanneau : Oui. Le fait que les gens aient pu s’installer loin des centres urbains repose sur une sorte de transaction : "Je peux aller chercher un prix du mètre carré faible, parce que le prix de l’essence est acceptable". Il faut s’attendre à ce que les prix du carburant fluctuent beaucoup encore et brutalement, ce qui n’a rien à voir avec les taxes mais avec la situation sur le marché pétrolier, comme l’illustre par exemple le Venezuela. En plus de ces contraintes sur l’offre, nous faisons face de manière plus profonde à une raréfaction des ressources en pétrole, qui peut faire augmenter le prix du baril.

Les Gilets jaunes ont-ils donné naissance à la première révolte énergétique en France ? 

Le modèle d’urbanisme et de développement qui a permis l’étalement urbain notamment grâce au prix modique du pétrole, va être remis en cause. Le mouvement des Gilets jaunes en est un symptôme. Ces gens, qu’on a incités à s’installer dans la grande périphérie urbaine, se retrouvent coincés par une augmentation des prix de l’essence, dans laquelle les taxes ne sont pas le principal facteur. Le pétrole, en lui-même, est quatre fois plus cher qu’à la fin des années 1990. Le mouvement des Gilets jaunes n’est certainement pas la première révolte énergétique dans le monde, mais en France oui. C’est pour ça que ce mouvement est historique. 

Il n’y a donc aucune raison pour que le mouvement s’arrête ? 

Au-delà des manifestants, il y a tous ces Français qui soutiennent encore le mouvement et vivent des fins de mois difficiles. Ça ne va évidemment pas s’éteindre. Pour moi, les Gilets jaune sont des lanceurs d’alerte : ils pointent quelque chose qui est problématique, un modèle de société dans lequel la croissance va continuer indéfiniment, un modèle sans limite au développement.

Peut-on affirmer que les Gilets jaunes s’opposent à l’écologie ? 

Je n’ai jamais entendu ni un Gilet jaune, ni personne, dire qu’il se fichait du monde qu’il allait laisser à ses enfants. On a essayé d’opposer écologistes et Gilets jaunes, mais c’est à la fois faux et imbécile. Le débat politique n’est pas assez mature sur cette question et ne voit pas qu’il y a des réponses bonnes pour redonner de l'air au budget des ménages modestes et pour l’environnement. Dans toutes les solutions permettant de s’organiser autrement pour se déplacer ou se chauffer, il y a une dimension de sobriété énergétique, donc d’économies. 

A quoi ressembleraient ces solutions ? 

Avec une stratégie nationale, débattue, démocratique, cohérente, il est possible, par exemple, de proposer des alternatives à la voiture individuelle. On peut permettre aux gens de continuer à se déplacer comme aujourd’hui, en utilisant une organisation plus intelligente : prendre son vélo ou son vélo électrique, jusqu’à un arrêt de bus, utiliser le covoiturage ou le train... Pour avoir étudié la question au Shift Project, nous savons qu’une telle stratégie demande des investissements limités et permet de se déplacer correctement tout en faisant économiser des centaines d’euros par an et par ménage.

Avec quels arguments peut-on lutter contre ce modèle de société qui a attiré tant de monde ? 

C’est un modèle qui, en plus d’être catastrophique pour les générations futures, se révèle très peu efficace économiquement. La voiture individuelle est très vorace pour le budget des gens. Concernant l’autre gros poste de dépense énergétique des ménages, le chauffage, c’est encore plus simple. Avec des investissements limités dans l’efficacité énergétique des bâtiments - qui ne sont pas à la charge des locataires –, il est possible de satisfaire les Gilets jaunes et les écologistes. 

La logique d’économie à l’échelle d’un ménage est transposable à l’échelle d’une nation"
Matthieu Auzanneau

Ça n’a pas été le cas de la taxe carbone...

Oui, car rien ne permet de dire que l’Etat ne profite pas du prétexte de la taxe carbone pour faire les poches des ménages modestes. Nous l’avions dénoncé, mais la taxe sur les carburants rapporte 35 milliards d’euros, alors que les mesures d’incitations pour faire des travaux d’isolation ou acheter des véhicules moins polluants ne représentent que 2 milliards d’euros de dépenses. Il faut avoir une discussion mature au niveau national pour être cohérent dans ce domaine. 

Comment sensibiliser le public à la dépendance au pétrole ? 

Les économies d’énergie et de matériaux que j’évoque, c’est de l’économie au sens "paysan" du terme. Mais être économe ne veut pas dire avoir froid l’hiver ou rester chez soi. Avant d’interdire la cigarette dans les restaurants, que n’a-t-on pas dit ? Puis, le jour où on l’a fait, c’est vite devenu une évidence. Notre société est comme un fumeur à trois paquets par jour qui se dit : "il faut que j’arrête". Nous avons le diagnostic, et Emmanuel Macron l’a très bien exprimé : nous sommes dépendants aux énergies fossiles. Mais poser le diagnostic, ce n’est pas accepter la thérapie. On ne s’est pas encore dit collectivement qu’il y a un problème avec la voiture individuelle, ou avec notre modèle d’aménagement du territoire. 

Est-ce qu’au-delà du transport et du logement, qui appellent ces économies d’énergie, il ne faut pas poser la question de la dépendance de toute la machine économique aux énergies fossiles ?

C’est la même question. La logique d’économie à l’échelle d’un ménage est transposable à l’échelle d’une nation. Le déficit commercial français, qui est de 60 milliards d’euros, est équivalent à ce qu’on dépense pour acheter du pétrole et du gaz à l’étranger. Économiser du pétrole et du gaz, c’est donc faire de la France un pays économe au sens paysan. Avoir une économie plus sobre, c’est avoir une économie plus riche, plus robuste. Depuis 30 ans, on s’endette en espérant que notre croissance future permettra de rembourser, ce qui revient à être bloqué sur un tapis de course. Beaucoup de gens ont l’intuition qu’il faut en sortir, mais ça n’a pas encore percolé dans toute la société. Nous sommes à l’étape de l’adolescence : après avoir été nourris par l’abondance énergétique, nous nous sommes en train de nous rendre compte qu’il faut devenir indépendant. 


Propos recueillis par Matthieu Jublin

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