Des petites filles déscolarisées pour des raisons religieuses : de quoi parlent Blanquer et Darmanin ?

par Claire CAMBIER
Publié le 19 octobre 2019 à 14h53, mis à jour le 20 octobre 2019 à 14h34
Des petites filles déscolarisées pour des raisons religieuses : de quoi parlent Blanquer et Darmanin ?
Source : iStock

RADICALISATION - Deux ministres, Jean-Michel Blanquer et Gérald Darmanin, ont affirmé qu'il y a plus de petites filles que de petits garçons qui ne vont pas à l'école maternelle en raison notamment d'un fondamentalisme religieux dans certains territoires. A La Loupe a tenté de vérifier ces données et d'en savoir plus.

En France, des fillettes seraient déscolarisées en raison de la radicalisation religieuse de leurs parents. C'est ce qu'ont affirmé deux ministres ces dernières semaines. 

Le 14 octobre dernier, Gérald Darmanin, interrogé sur le voile islamique répondait : "ce n'est pas le premier des problèmes que j'ai vus quand j'étais maire de Tourcoing. Le premier problème c'est que les petites filles de la République ne vont pas toutes à l'école (...) Il y a des déséquilibres dans des quartiers de la République. Moi je l’ai constaté chez moi, ça a été mon quotidien : il y avait moins de petites filles que de petits garçons dans les écoles." Et le ministre de l'Action et des Comptes publics de conclure : "On ne les voit jamais, c’est des invisibles de la République."

Fin août, Jean-Michel Blanquer avait tenu un discours similaire sur France Culture :"Aujourd'hui, il y a plus de petites filles que de petits garçons qui ne vont pas à l'école maternelle pour des raisons sociétales. Appelons un chat un chat: le fondamentalisme islamiste dans certains territoires a fait que certaines petites filles vont à l'école le plus tard possible ou alors avec une assiduité plus faible."

Des statistiques nationales qui contredisent ces affirmations

Ces propos ont suscité de nombreuses réactions. Rapidement, des médias ont cherché à vérifier ces dires avec des données chiffrées. Le Monde a déniché les statistiques nationales officielles, compilées par la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l’éducation nationale. "Les filles représentent près de 49% des élèves dans les classes préélémentaires et élémentaires des secteurs public et privé", peut-on lire dans la publication 2019. Mais "il naît en France 105 garçons pour 100 filles, ce qui explique que les filles sont légèrement moins nombreuses dans le premier degré." Autrement dit, la déscolarisation des enfants ne touchent pas plus particulièrement les filles. C'est même l'inverse chez les plus petits : "les filles sont plus nombreuses à bénéficier de la scolarisation précoce (50 % des élèves de deux ans sont des filles)", note la DEPP.

Des "remontées de terrain"

Les affirmations de M. Darmanin et de M. Blanquer ne se vérifient donc pas au niveau national. Face à ces données, le ministre de l'Education Nationale a réagi, lors d'un déplacement aux côtés d'Edouard Philippe le jour de la rentrée scolaire dans une école de Clichy-la-Garenne (92) : "Ce que j'ai dit c'est que sur le petit pourcentage d'enfants qui ne vont pas à l'école à 3 ans, on observe que certaines filles n'y vont pas pour des raisons sociétales", "j'ai en tête tel ou tel endroit de France... Même si ça n'est pas significatif statistiquement". Et d'ajouter : "même si ça concerne une dizaine de filles et pas des milliers ça doit évidemment faire partie des choses auxquelles on fait attention". Le ministre explique s'appuyer sur les équipes "Valeurs de la République", mis en place en 2017 dans chaque académie.

Au ministère de l'Education Nationale, on nous renvoie aux données nationales de la DEPP. Aucune autre donnée ne serait disponible. Le bilan des équipes "Valeurs de la République", qui nous a également été envoyé, évoque le travail effectué sur les atteintes à la laïcité à l'école mais rien concernant la déscolarisation.

Même son de cloche du côté du ministre de l'Action et des comptes publics. Son cabinet explique que M. Darmanin parle de son territoire et que "ces affirmations sont fondées sur des remontées de terrain". Il nous confirme qu'il n'existe pas de données spécifiques sur le sujet. Son équipe nous renvoie par ailleurs au message publié sur la page Facebook de M. Darmanin (ci-dessous).

Le cas de Tourcoing

Le ministre y explique que dans sa ville, six familles n'ont pas scolarisé leur enfant et n'ont pas envoyé leur déclaration d'instruction à domicile à la mairie - une démarche obligatoire. Rien n'indique cependant que ces cas concernent des filles, ni qu'un lien avec un radicalisme religieux ne soit établi.

Le 14 octobre, M. Darmanin avait également sorti sa casquette de maire de Tourcoing pour renforcer ses propos, comme nous l'évoquions plus haut : "je l’ai constaté chez moi, ça a été mon quotidien : il y avait moins de petites filles que de petits garçons dans les écoles." Nous avons contacté plusieurs écoles de la commune, pour vérifier si ce déséquilibre existait. "Pas du tout", nous répond-on la majeure partie du temps, ou encore : "concernant mon école absolument pas". "Il n'y a pas forcément autant de garçons que de filles, ça dépend des années, nuance, prudente, une interlocutrice, mais je ne pense pas que ce soit parce que des enfants seraient déscolarisés". "Nous ne tenons pas de statistiques, indique une autre. Il peut y avoir un déséquilibre, par exemple cette année, dans ma classe il y a 5 filles pour 15 garçons, c'est la première année que l'on observe cela. Mais on ne peut rien en conclure, c'est peut-être parce qu'il y a eu plus de naissances de garçons, il y a quelques temps, on a observé l'inverse : 17 filles pour 5 garçons." Ce "quotidien" évoqué par l'adjoint au maire de Tourcoing semble au mieux, un peu exagéré.

Plus de filles déscolarisées dans le Nord

Nous nous sommes donc intéressés au département du Nord de manière plus globale. "Entre l’année scolaire 2017-2018 et l’année scolaire 2018-2019, note le ministre dans sa publication Facebook, le nombre d’enfants qui étaient instruits à la maison sans raison médicale particulière est passé de 36 à 54, soit près de 10% de l’effectif départemental des enfants éduqués à la maison." Pour agir, M. Darmanin dit s'appuyer sur une " cellule d’évitement scolaire", qui permet de croiser et échanger les informations avec " la Préfecture, le Rectorat de Lille et le Procureur de la République'.

Pour en savoir plus, nous nous sommes tournés vers la Préfecture. "Concernant le nombre d’enfants absents/déscolarisés sans raisons médicales, nous ne disposons pas d'informations. Par ailleurs, le certificat médical n'est pas obligatoire pour justifier une absence", nous indique-t-on. La loi n'impose pas, en effet, aux parents qui souhaiteraient retirer leur enfant de l'école et faire le choix de l'instruction à domicile à justifier leur décision.

Cette "instruction dans la famille" concerne "à 53 % des filles et à 47 % des garçons." Au niveau départemental, il est donc vrai que les élèves déscolarisés sont plus souvent des filles que des garçons. "L’instruction dans la famille concerne davantage les filles pour le premier degré que pour le second degré", ajoute la préfecture. Cela s'explique-t-il par des raisons religieuses ? "Nous n’avons pas d’explications précises à apporter", déplore l'institution.

Elle nous indique par ailleurs que 4 cellules de prévention de l’évitement scolaire ont été créées en plus de celle de Tourcoing. "Celles-ci ont pour objectif de croiser l’ensemble des informations disponibles (auprès des différents membres : Ville, Préfecture, Parquet, Département, Education nationale, Caf, ndlr) de manière à identifier les élèves décrits par les services comme 'invisibles' ainsi que les enfants en situation d’évitement scolaire. Il s’agit alors de vérifier s’ils relèvent ou non d’une alerte au sens du code de l’Éducation et d’engager des actions de médiation, de faciliter la tenue des contrôles obligatoires en la matière ainsi que de déployer toute action concertée, y compris judiciaire, sur l’accompagnement du public mineur et familial identifié." 

"Dans le Nord, ces cellules ont d'ores et déjà identifié plusieurs dizaines de cas d'évitement scolaire qui ont donné lieu à une cinquantaine de mises en demeure et plusieurs signalements au procureur de la République", ajoute-t-elle. Là encore, nous ne disposons pas de données sur les causes de ces déscolarisations.

Au niveau national, des cas marginaux

C'est au niveau de Matignon que l'on nous fournit des données sur ces cas spécifiques de déscolarisation en raison d'une radicalisation. Elles reposent sur "une enquête du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse menée pour le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation du 11 avril dernier à Strasbourg" et révèlent que ce phénomène se concentre effectivement sur les filles et le premier degré. 

Cette enquête indique que 179 enfants suivis en CPRAF (cellule de prévention de la radicalisation et d’accompagnement des familles)  étaient alors déscolarisés ou instruits à domicile. "129 contrôles ont eu lieu représentant 60% de filles et 40% de garçons, précise le cabinet du Premier ministre. Sur ces 129 contrôles, 77 relèvent de l’école, 47 du collège et 5 du lycée avec une répartition relativement homogène entre académies - par exemple : 20 à Orléans Tours, 15 à Nancy Metz, 12 à Dijon, 15 à Versailles."

Ces données doivent toutefois être mises en perspective : on comptabilise 12 millions d'enfants scolarisés en France et 25.000 enfants suivant une instruction dans la famille.


Claire CAMBIER

Tout
TF1 Info