Gilets jaunes : des manifestants ont-ils pu être intoxiqués au cyanure ?

par Claire CAMBIER
Publié le 7 avril 2019 à 10h12, mis à jour le 10 avril 2019 à 17h02

Source : Sujet JT LCI

À LA LOUPE - Sur les réseaux sociaux, de nombreux Gilets jaunes se montrent inquiets. Ils craignent que les gaz lacrymogènes lancés lors des manifestations ne causent des intoxications au cyanure. D'où vient cette inquiétude et surtout, est-elle fondée ? A La Loupe a mené l'enquête.

Depuis plusieurs semaines, les craintes se font de plus en plus fortes dans les rangs de Gilets jaunes : les gaz lacrymogènes contiendraient du cyanure et plusieurs manifestants auraient été intoxiqués. Des messages alarmants sont régulièrement postés sur les groupes Facebook du mouvement. Créé le 16 mars, le groupe "SOS ONU OFFICIEL Appel à Témoins Violences Policières GJ" récolte, comme son nom l'indique, tous les témoignages possibles sur les violences commises par des forces de l'ordre, en vue de déposer un dossier auprès des Nations Unies. Les potentielles intoxications au cyanure en font partie. Le 1er avril, les administrateurs assurent avoir une preuve. Ils postent les résultats d'un test sanguin sur le réseau social, avec pour commentaire : "Analyses CYANURE POSITIF !!"

Alors qu'en est-il ? Le nom de la personne analysée étant visible, nous avons pu facilement l'identifier. Isabelle Poiblaud est une Gilet jaune de la première heure vivant en Vendée. Contactée par LCI, elle nous en dit plus. Le 16 mars dernier, pour l'"acte 18" des Gilets jaunes, la quadragénaire n'a pas hésité à faire près de 450 kilomètres pour rejoindre la capitale depuis Challans, en Vendée. Après une journée de manifestation marquée par de violents affrontements avec les forces de l'ordre, "nous avons dormi dans le véhicule" explique-t-elle, pour se reposer avant de repartir sur la route. "J'ai commencé à tousser dans la nuit. Le dimanche j'étais bien enrouée et la gorge me faisait mal. Le lundi plus de voix", poursuit-elle. "J'ai attendu en pensant que ça allait passer et dans la semaine j'ai vu des posts Facebook qui parlaient d'hôpital, de cyanure, de pneumonie." 

Isabelle Poiblaud a déjà des problèmes pulmonaires - "un BPCO (broncho-pneumopathie chronique obstructive, ndlr) et un emphysème" - alors forcément, elle s'inquiète et en parle à son médecin. Ce dernier lui prescrit des antibiotiques pour une bronchite et lui fournit une ordonnance pour savoir si oui ou non elle a été intoxiquée au cyanure.

Isabelle Poiblaud

Pour comprendre l'analyse qui révèle un taux de 15.9mg/L de thiocyanates dans le sang, nous nous sommes tournés vers une toxicologue. Dr Marie Deguigne travaille au centre antipoison et de toxico-vigilance du CHU d'Angers : "quand on ingère du cyanure, il est transformé dans le foie en thiocyanates", nous explique-t-elle. Mme Poiblaud serait-elle donc vraiment intoxiquée au cyanure ? "Les concentrations de thiocyanates qu’on retrouve dans le sang de cette patiente sont tout à fait compatibles avec des concentrations qu’on observe chez les fumeurs. Quand vous fumez, vous inhalez du cyanure. La concentration moyenne est de 7,5 mg/L mais cela reste une moyenne. Chez les gros fumeurs, ça peut facilement monter à 15 voire 20 mg/L." Me Poiblaud nous le confirme, elle est bien fumeuse, ce qui pourrait donc expliquer ces taux. Est-ce grave ? "Non", indique la toxicologue. "Pour observer des signes d'intoxication, il faudrait des taux au moins 10 fois supérieurs."

Qu'en est-il des non-fumeurs, présentent-il eux aussi des concentrations de thiacyanates ? "C'est normal d’en avoir un peu. On en ingère forcément par la pollution, les aliments, l’eau. Il y a notamment des aliments qui sont source de cyanure comme la moutarde, le chou, les noyaux d’amande amère." Mais elle rassure aussitôt : "il faudrait en manger des quantités astronomiques pour être intoxiqués."

Isabelle Poiblaud n'avait pas trop de doutes sur le fait que son cas n'était pas inquiétant, mais cela ne la rassure pas forcément sur la toxicité des armes. Pour en savoir plus sur la composition de ces fameux gaz lacrymogènes, nous avons interrogé un professeur de chimie organique. Enseignant à l'université de Caen, Jean-Luc Renaud nous indique qu'en France, ces armes sont composées de 2-Chlorobenzylidène malonitrile plus communément appelés "gaz CS". 

Il confirme ainsi les données de l'Inspection générale de la Police Nationale (IGPN) données en février dernier. Déjà à cette époque, des Gilets jaunes s'inquiétaient au sujet des composants des gaz lacrymogènes. Raquel Garrido, avocate proche de La France Insoumise, avait fait part sur les réseaux sociaux de sa crainte d'être intoxiquée à l'acide cyanhydrique, autrement dit au cyanure, et avait demandé aux autorités de dévoiler la composition des gaz utilisés dans les manifestations. 

"On peut aussi retrouver de la capsaïcine dans les bombes à poivre", complète le scientifique. Les effets de ces composants sont bien connus : "c’est surtout un effet irritant au niveau ORL, les yeux, la gorge, les voies respiratoires et la peau, détaille Dr Deguigne, et c'est bien l'effet recherché." 

"Les effets irritants du CS pour les yeux, les voies respiratoires et sur la peau surviennent rapidement (en moins de 10 à 30 secondes), même à de faibles concentrations, et disparaissent dans les 15 à 30 minutes suivant l’arrêt de l’exposition", corrobore l'Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), dans son "Guide toxicologique pour les urgences en santé environnementale". "Les symptômes irritants sont produits à des concentrations au moins 2 600 fois plus faibles que la concentration létale. Il existe donc pour le CS une marge de sécurité importante entre la concentration qui produit un effet incapacitant et la concentration qui cause des effets néfastes."

"L'effet irritant intervient quand les concentrations de CS sont de 0,1 à 1mg/m3", ajoute la toxicologue.

 À de tels taux, tout risque pour la santé est-il vraiment écarté ? "Les cas graves ne sont constatés que dans des circonstances particulières, dans des espaces confinés, non ventilés, ce qui n'est pas du tout le cas lors des manifestations", nous répond-elle. Quand on lui évoque les nuages de fumée impressionnants survenus lors de l'acte 18, place de l'Etoile, à Paris, elle reste catégorique : "Les effets restent limités". 

Les personnes fragiles peuvent être toutefois plus impactés que les autres. "Chez les personnes asthmatiques, cela peut déclencher une crise d’asthme." "Les femmes enceintes, les personnes âgées et les enfants sont aussi plus à risque", ajoute Jean-Luc Renaud. "Les enfants respirent davantage, donc la quantité ingérée est plus importante. Il y a également des personnes qui peuvent être allergiques aux composants." 

Enfin, les durées d'exposition jouent également : "Il y a en quelque sorte un effet d'accumulation, des petites doses sur une longue durée peuvent être plus nocives qu'une dose importante sur une courte durée". Ce qu'il conseille : "j'ai vu que certains utilisaient du lait, c’est une bonne idée, avec la matière grasse, ça permet de retirer les molécules organiques plus facilement. Mais je le répète, il n’y a rien de létal, c’est irritant, c'est vrai mais cela s'arrête là."

Tous les experts le suivent sur ce point : les concentrations présentes dans les armes françaises sont bien loin des concentrations à risque. "A partir de 10 mg/m3, cela devient délétère pour ceux qui les envoient, les forces de l'ordre et entre 10 et 20 mg/min/m3, il peut y avoir un impact sur la santé et plus particulièrement sur les organes respiratoires." Bien loin donc des 0.1 à 1mg/m3.

La toxicologue du centre anti-poison d'Angers rapporte les résultats d'une étude récente pour tâcher de démonter la théorie d'une intoxication dans le sang : "Des volontaires sains ont été exposés à du CS pendant 90 minutes, au bout du compte, aucun n’en avait dans le sang. Ce qui est inhalé ne va pas dans le sang."

Et le cyanure dans tout ça ? "Il n'y a pas de cyanure dans les gaz lacrymogènes, martèle Dr Deguine. On a eu des appels inquiets de Gilets jaunes au centre anti-poison, à chaque fois, on les rassure. Il faut bien comprendre que le cyanure est extrêmement dangereux, si c'était le cas, il y aurait des milliers de morts dans la rue, ce n’est absolument pas plausible."

Certains Gilets jaunes ont été jusqu'à s'intéresser aux molécules pour s'en assurer et rapportent une ressemblance entre le nitrile (-C≡N) - qui compose le CS (pour rappel le 2-Chlorobenzylidène malonitrile) - et le cyanure d'hydrogène, autrement dit cyanure (H-C≡N). "Je comprends l’amalgame que peuvent faire certains sur la composition du malonitrile et du cyanure d’hydrogène, d’autant plus que leurs fonctions principales se ressemblent : difficultés à respirer, etc)", avance le professeur de chimie organique. Pour autant les similitudes s'arrêtent là. 

"Dans le cyanure d’hydrogène, la liaison carbone-hydrogène va se rompre très facilement, la malonitrile est beaucoup plus stable, c'est une liaison carbone-carbone". La malonitrile est d'ailleurs un produit industriel qui n'est pas considéré à risque : "On la retrouve dans beaucoup de composés du quotidien comme dans les raquettes de tennis, certaines parties des vélos. On les manipule au quotidien et on n’est pas intoxiqué pour autant." Les protocoles sont d'ailleurs bien différents : "L’acide cyanhydrique est ainsi très encadré. Quand un chimiste est amené à en manipuler, il doit remplir une fiche que l’on remet au revendeur. Il y a un vrai suivi de la production, c’est très réglementé. Pour la malonitrile, nous n’avons pas tout ce process."


Claire CAMBIER

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