"Je suis au bout du bout" : la situation kafkaïenne de centaines de couples binationaux

Publié le 17 septembre 2020 à 16h15

Source : JT 20h Semaine

TÉMOIGNAGES - Le gouvernement français vient d'annoncer la mise en place imminente de premiers "laissez-passer" qui devrait mettre fin au "calvaire" de milliers de couples binationaux non-mariés. Dans l’impossibilité de se rejoindre en raison des restrictions de voyage imposés par certains pays en pleine pandémie, trois d'entre eux nous expliquaient il y a quelques jours perdre patience.

"Il y a des jours où on a envie de pleurer, et où on pleure même". Après huit mois sans voir Andrew, son compagnon américain, Murielle, une Parisienne de 35 ans se dit "épuisée nerveusement" et "au bout du bout".  Contrainte de vivre une relation à distance prolongée depuis la fermeture des frontières de l'espace Schengen à cause de l'épidémie de coronavirus, la jeune femme explique être "à l’affût de la moindre information sur le sujet, de la moindre interview d'un membre du gouvernement " susceptible de faire évoluer la situation. Et d'ajouter : "J'ai même parfois du mal à faire mon travail sérieusement puisque mon esprit est tout le temps tourné vers ce problème".

Une préoccupation de tous les jours qui la mine désormais jusque dans la rue lors des déplacements les plus banals. "On a du mal à imaginer mais le simple fait de voir des couples se balader, tous ces gens entourés de ceux qu'ils aiment, ça fait mal au cœur car c'est ça la vie finalement et on a l'impression d'en être privés pour des raisons bureaucratiques", explique-t-elle, un brin amère, évoquant "un profond sentiment d’injustice".

"Aucune nouvelle de mon dossier depuis le 14 août"

"Au début de l'été, on espérerait qu'au 1er juillet, peut-être, les voyages aux Etats-Unis seraient de nouveau autorisés", se souvient celle qui envisageait alors de se tourner à nouveau vers un visa touristique. "Mais voyant le nombre de cas augmenter outre-Atlantique, j'ai vite compris que ça ne serait pas possible", poursuit-elle, soulignant que c'est d'ailleurs "à cette période que le hashtag #loveisnottourism a vraiment pris de l'ampleur et que de nombreux groupes ont vu le jour sur les réseaux sociaux".

En France,  ces laissés pour compte perdent encore plus patience depuis le 7 août. C'est à cette date que le Secrétaire d’État chargé du Tourisme, Jean-Baptiste Lemoyne, a annoncé dans un entretien au JDD que les couples qui présentent les garanties d’une "relation sentimentale durable", comme un compte commun par exemple, pourront désormais se voir attribuer "une dérogation et l’obtention d’un visa". Mais depuis, la situation semble d'après les intéressés, au point mort.

"J'ai déposé mon dossier le 14 août au consulat de Miami, on est le 3 septembre et je n'ai toujours aucune nouvelle, je ne sais même pas s'il a été transmis à la cellule interministérielle de crise", s'impatiente Murielle qui rappelle qu'il y a un process  bien établi. "D'abord le consulat valide les pièces qu'on envoie pour la demande de laisser passer, ensuite le dossier est transmis au ministère de l'Intérieur au service visas et immigration et si c’est validé, ça passe à la cellule interministérielle de crise qui tranche et la réponse repart au consulat qui nous recontacte."

"On doit vraiment fournir beaucoup de preuves au consulat"

Parmi ceux qui n'hésitent pas à échanger leurs impressions sur la Toile, concernant la constitution du dossier et les premiers retours de l'Administration, quelques uns relèvent ce qui leur semble être des incohérences. "Certains consulats demandent d’acheter ou de réserver des billets d'avion sans savoir si et quand le laisser passer sera délivré, cela n'a pas de sens", estime Murielle. Et d'ajouter, agacée : "ensuite, certains consulats disent qu'il faut d'abord le laisser passer avant d'avoir le visa tandis que d'autres disent qu'il faut d'abord un visa avant d'avoir un laisser passer, c'est une cacophonie." D'après quelques-uns, certains consulats, ne seraient même pas informés de cette procédure dérogatoire.

Parmi les autres disparités repérées : la nature des pièces justificatives à fournir. Ainsi, quand certains se voient demander des preuves purement administratives, telles que des copies de passeports estampillés ou des factures, d'autres ont eu à transmettre photos, courriers, et autres éléments de nature plus personnelle. "On doit vraiment fournir beaucoup de preuves au consulat, en quelque sorte on déballe notre vie privée dans les détails", explique Camila, une Brésilienne qui cherche à rejoindre son compagnon, Kevin, un Français vivant à Melun. Allant même jusqu'à parler d'"invasion", elle cite notamment l'exemple d'une lettre que son compagnon lui avait adressée, elle aussi jointe au dossier.

"On dirait que c'est pas la peur du virus, c'est la peur de l’étranger"

"Les consulats sont vraiment débordés, c'est inutile de les avoir impliqués dans cette procédure", juge cette dernière qui vit dans le nord du Brésil et qui a du s'adresser au service de l'Etat le plus proche de chez elle. "Test, quarantaine, masque... d'accord, mais à la fin, on dirait que c'est pas la peur du virus, c'est la peur de l’étranger", s'agace la jeune femme qui n'a pas vu son compagnon depuis janvier, expliquant comprendre parfaitement qu'on ne fasse pas preuve de laxisme dans ce contexte mais estimant que "là c'est beaucoup trop stricte.

Une chose est sûre : une fois la réponse formulée par les services de l'Etat, y compris si elle est négative, aucun recours n'est possible. Un scénario auquel se prépare Julien, étudiant en informatique à Angers, même s'il préfère tout miser sur l'optimisme. Lui et sa petite amie ont déposé un dossier le 13 août et attendent depuis "désespérément" une réponse. "Si le nôtre n'est pas accepté, j'ai du mal à voir celui de qui le sera", lance-t-il très confiant. Cela fait six ans qu'il est en couple avec Tess, 21 ans, une Américaine vivant à Chicago. Billets d'avion, copies de passeports estampillés, facture Airbnb, photos sur cinq ans... eux non plus n'ont pas lésiné sur les pièces à fournir. Prêts à tout pour se revoir, ou à beaucoup en tout cas. "On passe presque toutes nos soirées à essayer de chercher des solutions, on a même envisagé de se retrouver en Angleterre mais à chaque fois qu'une piste s'ouvre, elle se referme presque aussitôt", se désole-t-il.

"S'il vous plait, ouvrez les portes pour l'amour"

Pour rappel, à ce jour, seuls huit pays européens, dont le Danemark et les Pays-Bas, autorisent la réunion de ces couples. "On a vraiment cru quand on a vu que les mesures s’enchaînaient pour ces pays, que ça allait se débloquer rapidement en France", regrette Murielle, "atterrée". La Française projetait de se pacser en juin avec Andrew, après avoir entamé les démarches en décembre lors du dernier séjour de ce dernier. "Je commence à me demander si le but n'est pas de repousser les délais jusqu’à ce que, peut être,  les frontières s'ouvrent mais en attendant, pour les personnes dans notre cas, il n'y a pas de choses concrètes qu'on puisse appliquer dès la semaine prochaine" reproche Murielle qui accepte d'autant moins de se trouver dans cette situation au regard du "nombre réduit de personnes concernées". Selon Anne Genetet députée LaREM des Français de l'étranger, 1500 à 2000 personnes seraient ainsi concernées dans l'Hexagone. 

En attendant de pouvoir de nouveau serrer dans ses bras l'être aimé , chacun sa méthode. Murielle a fait de "Twitter un job à temps plein" s'amuse-t-elle, rendant ainsi hommage à une communauté "incroyable" qui l'a "aidé à passer des moments très difficiles" tout en relativisant sur sa situation, au regard d'autres bien plus délicates comme "le cas de couples binationaux avec enfant, de femmes qui ont eu à accoucher sans la présence du papa, ou encore de cas de maladies graves chez l'un des conjoints." Tess, la petite amie américaine de Julien qui est en école de composition à Nashville, elle, préfère extérioriser en musique. "S'il vous plait, ouvrez les portes pour l'amour", chante-t-elle en guise de refrain dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux.

Une prière qui pourrait être exhaussée dès la "fin de semaine" ou en "début de semaine prochaine" avec la délivrance des premiers laissez-passer", a annoncé ce jeudi le nouveau Secrétaire d'Etat aux Affaires européennes, Clément Beaune, 

reconnaissant que la procédure qui a été mise en place début août "n'est pas satisfaisante parce qu'elle est trop lente et n'a pas permis de répondre à ces problèmes".


Audrey LE GUELLEC

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