Pénurie de médicaments, défaut de paiement... un hôpital public peut-il faire faillite ?

Publié le 23 août 2019 à 12h09, mis à jour le 23 août 2019 à 13h21
Pénurie de médicaments, défaut de paiement... un hôpital public peut-il faire faillite ?
Source : iStock

À LA LOUPE - Alors que les urgences entament leur sixième mois de grève, les finances de plusieurs établissements publics sont alarmantes. A la mi-juillet, celles d'un hôpital d'Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis étaient mêmes devenues "critiques", selon les médecins. En cas de caisses vides, un hôpital peut-il faire faillite ?

L'hôpital Robert Ballanger d'Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) a alerté pendant l'été sur l’état de ses finances, qui pourrait mener à la rupture de stocks. Dans Le Parisien, 80 docteurs le décrivaient même comme "critique", avec des délais de paiement de sept à huit mois contre une limite normalement fixée à 50 jours. L'établissement a, depuis, reçu la visite de l’Agence régionale de santé (ARS) et sa situation doit être examinée à la rentrée. Le cas de Robert Ballanger n'est pas unique en France où plusieurs hôpitaux sont en situation financière difficile. Ces défauts de paiements pourraient-ils conduire pour autant des hôpitaux à la faillite ?

"Techniquement" un hôpital public ne peut pas faire faillite

Pour répondre à cette question, nous avons contacté Pierre-André Juven. Sociologue au CNRS, il est co-auteur de La Casse du siècle, un ouvrage qui analyse les réformes de l’hôpital public. Car l’état de l'Hôpital Robert-Ballanger n’est pas inédit. En 2018, le directeur de l’ARS en Auvergne-Rhône-Alpes, Jean-Yves Grall , décrivait ainsi l’hôpital de Privas comme étant "en faillite". Un terme qu’on ne retrouve évidemment pas dans les communiqués officiels de l’Agence mais qui a le mérite d’être clair sur les caisses, qui accusent un déficit de 4,4 millions d'euros, soit 10% du budget total. La même année, le CHRU de Nancy était décrit comme en "quasi-faillite", car en "cessation de paiement", comme le relatait alors L'Est Républicain. Deux centres hospitaliers, dont l’avenir doit se décider à cette rentrée, qui font partie des quelque 58% des hôpitaux français en situation de déficit, d’après les chiffres de 2017 communiqués à LCI par la Fédération Hospitalière de France (FHF). 

"Défaut de paiement" devrait, normalement, rimer avec faillite. Sauf que "techniquement" cela n’est pas possible pour une institution publique. Et de fait, avant d’atteindre les stades économiques les plus dramatiques, de nombreuses étapes sont prévues pour remettre les comptes dans le vert. Parmi elles, celle de demander des crédits à l’Etat, ou celle d’une prise en main étatique avec une mise sous tutelle. "Ça peut arriver lorsque la structure n’arrive plus à payer, notamment ses fournisseurs, et mets en difficultés ses salariés", nous explique ainsi le chercheur. 

Chiffres de l'investissement et du déficit des hôpitaux publics, pour 2017, d'après la Fédération Hospitalière de France (FHF)
Chiffres de l'investissement et du déficit des hôpitaux publics, pour 2017, d'après la Fédération Hospitalière de France (FHF) - Fédération Hospitalière de France

Mais si, "en théorie", la mise sous tutelle doit permettre de retrouver des économies saines, cela n’arrive "jamais", d’après les observations de Pierre-André Juven. Celui dont les travaux portent sur les politiques de santé nous cite l’exemple de l’hôpital d’Ajaccio, dont il a étudié l’état des finances. Premier organisme  mis sous tutelle en en 2008, il n'a toujours pas remonté la pente. La cause d’après ses recherches : un cercle vicieux instauré par la mise en place de la tarification à l’activité, ou T2A pour les intimes. 

Mise en place en 2007, c’est un mode de financement qui dépend de l’activité de chaque établissement et qui a donc pour effet de "faire dépendre les économies de l’hôpital public de son niveau de productivité", comme le résume le sociologue dans son article "L’hôpital public : par pertes et profits", paru en février dans la revue Mouvements

Car pour avoir plus de financements de la part de l’Etat, il n’existe plus que trois solutions. La première est d’augmenter son activité, et donc ouvrir des lits et embaucher du personnel. Mais pour ce faire, il faut avoir des deniers dans la caisse. L’autre est évidemment de diminuer des dépenses. Et donc de voir son activité baisser. Le dernier consiste à demander des crédits, "rarement accordés", selon le chercheur. "Tout cela fait qu’il est très compliqué de sortir un hôpital d’une spirale économique négative."

Des hôpitaux qui doivent penser "comme des entreprises"

La "règle juridique" fait qu’un organisme public ne peut donc pas faire faillite. Mais avec ce qui est décrit comme le "paradoxe" de la T2A, celui-ci est désormais pensé comme une entreprise. Une analyse partagée par la ministre de la Santé elle-même. En décembre 2017, Agnès Buzyn confiait ainsi à nos confrères de Libération que ce système avait "fait croire à l’hôpital public qu’il devait se concentrer sur des activités rentables", en somme "qu’il devait se sentir une âme d’entreprise". Et tant que rien ne sera fait, c’est cette politique que suivront les directions. Un objectif de rentabilité "incompatible avec la mission de service public", analyse le sociologue.

Dès lors, une faillite est possible, et est même une stratégie, d'après Pierre-André Juven, car elle finit par fragiliser ces structures. Comme une entreprise, elle peut dès lors provoquer des problèmes de fonctionnement interne. Toujours selon les 80 médecins de l’hôpital Robert-Ballanger, les défauts de paiements perpétuels ont poussé le garagiste qui s’occupait des véhicules du Samu à refuser de travailler pour le centre hospitalier. Lors de ses recherches, Pierre-André Juven a même découvert qu’un hôpital avait réalisé un emprunt auprès d’une banque. Celui-ci servant uniquement au bon fonctionnement - comme payer les fournisseurs et le personnel - et non pas l’investissement. Une pratique interdite. 

Le terme 'faillite' est piégeur
Pierre-André Juven, sociologue au CNRS

Si elle ne pousse pas des hôpitaux à fermer, cette stratégie de la rentabilité peut aussi coûter la vie de services ou de pôles, dont l’activité n’est pas assez rentable. Dernier exemple en date, l'établissement de Privas dont le rôle de l'administrateur est notamment de "fermer des services en trop forte sous activité", selon France Bleu. Résultat : les accouchements sont suspendus depuis la mi-juillet. De quoi se demander, comme le font les médias locaux, si ce service "survivra à l’été" .

Une "nuance subtile" qui permet de "duper" l’idée qu’un hôpital ne pourra jamais fermer, comme promis par Emmanuel Macron qui assurait en avril dernier qu’aucun établissement ne fermera jusqu’en 2022. "Quand on dit qu’un hôpital ne ferme pas, on peut laisser à la place des coquilles vides", résume ainsi, fataliste, le sociologue.  

C’est pourquoi, si le terme "faillite" stricto sensu ne peut être utilisé ici, il peut l’être de façon figurée. Un caractère polysémique qui permet de dire qu’un un hôpital peut effectivement – au sens figuré – être dans une telle situation, dans la mesure où son activité va devoir cesser si rien n’est fait pour le sauver. 


Felicia SIDERIS

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