Quel avenir pour l'étude statistique de la criminalité après la fermeture annoncée de l'ONDRP ?

par Mathilde ROCHE
Publié le 15 octobre 2019 à 22h50, mis à jour le 16 octobre 2019 à 18h13
Quel avenir pour l'étude statistique de la criminalité après la fermeture annoncée de l'ONDRP ?
Source : LCI

INQUIÉTUDES - L'Observatoire nationale de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) fermera ses portes fin 2020. La disparition de cet organisme, responsable de la production de statistiques sur la criminalité et ses victimes, inquiète les différents acteurs luttant contre les inégalités. Son activité sera reprise par l'Insee et les ministères de l'Intérieur et de la Justice, sans certitudes toutefois sur l'avenir de certaines de ses missions.

"Plutôt que de faire disparaître les violences, le gouvernement supprime l'organisme qui les mesure" : Caroline De Haas, du collectif #NousToutes, s’est alarmée sur les réseaux sociaux de la fermeture prochaine de l’Observatoire nationale de la délinquance et des réponses pénales, l’ONDRP. Cette structure, indépendante bien que rattachée au Premier ministre, a pour mission de produire des statistiques sur la délinquance et la criminalité. Des études qui permettent de matérialiser les évolutions des phénomènes criminels, comme les violences à caractère raciste ou homophobe, ou encore de mesurer l’ampleur des violences sexistes et sexuelles.

Malgré ses missions essentielles, l’ONDRP sera supprimé à la fin de l’année 2020. Le gouvernement, dans sa logique d’économie annoncée par la circulaire du 5 juin 2019, va fermer l’Institut national des hautes études de sécurité et de justice (INHESJ), qui accueille l’ONDRP. La décision, annoncée par le cabinet du Premier ministre le 4 octobre, a scandalisé les différents acteurs de défense des droits humains, inquiets d’être privés de leur meilleur argument quand il s’agit de démontrer les inégalités : les chiffres. 

Dans son communiqué, l’INHESJ avance néanmoins que sa fermeture est conditionnée à "une intégration de ses missions au sein de certains ministères ou institutions partenaires". Au sein même de l’ONDRP, le flou est pourtant total, y compris concernant l’avenir des 11 agents qui y travaillent. 

Des missions éclatées entre Insee et ministères

"On ne nous a donné aucune nouvelle, ni sur les types de mission qui seront reprises ni sur les modalités de la reprise ni sur les moyens accordés", explique à LCI Christophe Soullez, directeur de l'ONDRP, qui regrette de voir s’évanouir les fruits d’un travail de plusieurs années. "C’était un espace interministériel qui permettait de sortir des logiques administratives et corporatives des ministères, d’échanger entre monde académique et monde opérationnel. C’est dommage que le gouvernement se prive d’un lieu de réflexion et d’échanges entre tous les acteurs de la sécurité, surtout à l'heure où on s'interroge sur les liens entre police et justice", observe-t-il.

"Peut-être qu'ils arrêteront totalement le travail ONDRP, peut-être qu'ils éparpilleront ses missions entre différents ministères, mais cela pose un problème d'indépendance. Peut-être encore que les missions seront reprises telles quelles par une entité", prospecte M. Soullez. "Mais cela ne sert à rien de recréer un Observatoire bis si on ne lui donne pas les moyens nécessaires, or nous sommes dans une logique de coupe budgétaire. Et même si les enquêtes et analyses menées par l’Observatoire sont reconduites par d’autres organismes, le nouveau dispositif sera forcément de moins bonne qualité."

L'Insee et les services statistiques des ministères de l’Intérieur et de la Justice s’organiseront ensemble pour assurer la continuité
L'Insee

Sollicité par LCI pour trancher ces interrogations, le cabinet du Premier ministre a répondu par une explication pour le moins concise : "L’ONDRP n’est pas supprimé mais transféré à l’INSEE. Cette décision permet de garantir l’objectivité des statistiques en matière de délinquance."

De son coté, l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) dément hériter de la totalité des missions et explique que "sous le contrôle de l'Autorité de la statistique publique, l'Insee et les services statistiques des ministères de l’Intérieur et de la Justice s’organiseront ensemble pour assurer la continuité des activité de l'ONDRP". Selon l’institut, les missions de statistiques seront "exercées avec les mêmes garanties d'indépendances que jusqu'à présent" étant donné que les statistiques sur la délinquance et la justice sont "déjà produites et analysées de façon indépendante par les services statistiques ministériels".

L'enquête "Cadre de vie et sécurité" au cœur du débat

Malgré ces déclarations rassurantes, des inquiétudes demeurent au sujet de la principale enquête publique de statistique de l’ONDRP, nommée “cadre de vie et sécurité” (CVS). Cette étude annuelle de victimation "a permis de faire des progrès très importants en matière de connaissance des violences, notamment des violences faites aux femmes", rappelle Christophe Soullez. Etant co-produite avec l’Insee et le SSMSI (service statistique ministériel de l'Intérieur) ainsi que labellisée par le Conseil national de l'information statistique (CNIS), tout parait réuni pour que l’absence de l’ONDRP soit compensée par ses partenaires. 

Pourtant, L’Insee a annoncé en avril 2018 qu’il cesserait prochainement de contribuer à l’enquête CVS pour des raisons budgétaires. Auprès de Checknews, l’Institut de la statistique confirme qu’il "continue de participer au financement et à la réalisation de l’enquête CVS jusqu'en 2021, mais s’en désengagera à compter de 2022". Une décision "prise depuis longtemps déjà" qui a soudainement des conséquences plus dramatiques qu'à l’époque. Sans les services de l'ONDRP et le financement de l'Insee, le délai semble court pour qu’un autre organisme prenne le relais et assure une reprise sans accroc de l’enquête. "Le plus problématique étant la rupture dans les séries de données, rendant impossible les comparaisons et donc les statistiques de progression", appuie Christophe Soullez.

Un flou qui inquiète

Alors coupe budgétaire malheureuse ou volonté de mainmise sur les statistiques nationales ? Les militants travaillant avec l’ONDRP, laissés dans le flou total jusqu'à maintenant, se posent la question. Pour Caroline De Haas, contactée par LCI, la suppression de l'observatoire de la délinquance pose plusieurs problèmes : "Dans notre société ce que l’on ne mesure pas n’existe pas. Donc sans les chiffres, comment convaincre et déclencher des politiques publiques ? Comment évaluer l’efficacité des politiques publiques si on mesure plus les faits ? Les gens qui vont mesurer la réalité des violences sont ceux qui ont la charge de mettre en place les politiques publiques pour lutter contre les violences, il y a un gros problème". 

Reprenant l’exemple de l’enquête CVS, devenue un document référent pour mettre les autorités face à leur responsabilité, la porte-parole du collectif #NousToutes continue : "94 000 femmes sont victimes de viols chaque année. Si dans deux ou trois ans il n’y a plus de réelle enquête, comment fait-on pour savoir si cela a bougé ? Cela n’a pas de sens. Sauf s’ils ont décidé que c’était plus efficace d’arrêter de mesurer que de lutter contre les violences." 

Peu d’institut de sondages peuvent donner des chiffres sur la traite des êtres humains
Elisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la Miprof

Sans se prononcer sur les motivations du gouvernement concernant cette décision, Elisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) appréhende la fin du partenariat avec l’ONDRP. "Peu d’institut de sondages peuvent donner des chiffres sur la traite des êtres humains. Or, ils sont essentiels pour penser des politiques publiques car ce sont des données objectives", explique-t-elle auprès de LCI. "L’enquête annuelle que nous avons construite ensemble permet d’avoir une idée de l’ampleur de ce phénomène invisible. Même si nous avons à cœur de la continuer, ils ont une expertise que nous n’avons pas et leur travail complétait le nôtre, il va falloir repenser notre manière de travailler, cela sera plus compliqué".


Mathilde ROCHE

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