Scandale à Paris-Descartes : des corps donnés à la science ont-ils servi à des crash-tests ?

Thomas Deszpot & Romain Le Vern
Publié le 14 décembre 2019 à 10h53, mis à jour le 14 décembre 2019 à 11h04

Source : Sujet JT LCI

À LA LOUPE – Conditions de conservation indignes, reventes de membres sous le manteau… L'Express a révélé les dérives observées durant des années au centre de dons des corps de l'université Paris Descartes. Son ancien président, Axel Kahn, a brièvement évoqué des "crash-tests" effectués avec des cadavres, sans donner plus de détails. LCI a enquêté et remonté la trace de ces essais.

Des corps donnés à la science ont-ils été utilisés lors de crash-tests ? Dans une enquête publiée fin novembre, L'Express a mis en lumière des pratiques choquantes au sein du centre de dons des corps de l'Université Paris Descartes. Corps en décomposition avancée, rongés par les vers, chambres froides en panne, pièce anatomiques revendues sous le manteau… Les descriptions détaillées du centre universitaire des Saints Pères, fermé suite à ces révélations, font froid dans le dos.

L'hebdomadaire a raconté en longueur ces dérives et interrogé plusieurs responsables, présents et passés. Parmi eux, le généticien Axel Kahn : à la tête de l'université de 2007 à 2011, il a été mis au courant des faits rapportés, et estime "anormal de vendre ou de louer des corps". À ses yeux, le don doit servir exclusivement à la recherche académique et non aux entreprises privées, qui viennent, par exemple, faire des crash-tests de voiture".

"Je n'ai pas vérifié"'

À quelles fins sont utilisés les corps donnés à la science ? L'industrie automobile a-t-elle recours à des cadavres ? LCI a poursuivi l'enquête, en commençant par interroger Axel Kahn. Sur la question des crash-tests, il raconte avoir "juste entendu dire il y a 11 ans que ces tests de résistance des habitacles automobiles utilisaient des corps donnés à la science". Pour autant, il l’avoue : il n’a “pas vérifié”.

Quoi qu’il en soit, “ce n’est pas le pire”, estime l’ex-président de Paris Descartes. “Ces tests ont pour but de sauver des vies, ils ont un côté scientifique.” À la tête du centre de don des corps (CDC) entre 2014 et 2018, le professeur Guy Vallancien tient à apporter des précisions. Après avoir lu l’article de L’Express, dans lequel il est interrogé, il précise que si des dérives ont été observées, “il n'y a pas de marchandage de corps” de la part de l’université. Il insiste sur le terme de “mise à disposition”, à chaque fois auprès “d’organismes agréés”.

Dans la pratique, des conventions sont signées entre Paris Descartes et les structures (publiques, privées…) qui souhaiteraient utiliser des corps afin d’effectuer des recherches. Ces conventions précisent les montants facturés pour une pièce anatomique ou un sujet entier, décrivent les modalités de mise à disposition, notamment pour le transport. “Le corps est repris ensuite”, lance Guy Vallancien, avant de souligner qu’il s’agit de procédures légales, documentées et transparentes.

Les pistes mènent à Ceesar

D’après les informations obtenus par LCI, la majorité des conventions passées par le CDC de Paris Descartes se nouent avec des acteurs du monde universitaire, dans le cadre d’enseignements dispensés aux étudiants ou de projets de recherche médicale. Le professeur Vallancien estime d’ailleurs que dans leur grande majorité,” environ 90%”, les mises à disposition de corps étaient réalisées dans l’enceinte des Saints Pères.

Les 10% restants ont ainsi concerné des utilisations “hors les murs”. Auprès de qui ? Des documents internes nous indiquent qu’une convention a notamment été mise en place avec le Ceesar. Derrière cet acronyme, le Centre européen d’étude de sécurité et d’analyse des risques, basé à Nanterre (Hauts-de-Seine). Une visite sur son site internet nous apprend que cet établissement, “créé il y a 25 ans pour améliorer la sécurité routière [...] se situe entre industriels et pouvoirs publics, et dispose d’habilitations spécifiques pour réaliser les travaux de recherche en biomécanique et comportement humain permettant d’optimiser les véhicules autour des vrais besoins de l’accidentologie”. 

Cette association, à but non lucratif, a pour vocation d'améliorer la sécurité routière Son délégué général, Philippe Chrétien, nous confirme qu'il est nécessaire pour cela de réaliser des expérimentations utilisant des corps issus du don à la science: "Le but de la biomécanique des chocs est d'établir des critères qui permettront d'éviter les lésions du corps humain. Il s'agit ensuite de fixer des normes ou exigences réglementaires pour respecter les seuils protégeant les utilisateurs". Il estime que "la biomécanique des chocs est une science qui a besoin de compétences médicales", et qu'elle "ne doit pas être être confondue avec les crash-tests".  

Jusqu’aux limites du corps humain

En quoi consistent ces tests, dont bénéficient le secteur automobile ou encore des services de la défense nationale ? "Il s’agit de procédures de tests visant par exemple à améliorer la sécurité apportée par les airbags et ceintures : dans ce cas, le corps peut-être maintenu sur un siège semi-rigide conçu par nos soins. Il se retrouve propulsé par un vérin à une vitesse donnée avant de s'arrêter brutalement”.   

Philippe Chrétien évoque également des études réalisées sur l’épaule. Là encore, des vérins sont utilisés pour générer des impacts calibrés sur les corps, dont le comportement est ensuite “caractérisé pour établir des courbes de risques”. Mesurer les limites de tolérance du corps humain, en somme, afin d’effectuer des préconisations de sécurité. Au total, ces tests menés depuis de nombreuses années nécessitent en moyenne 20 corps par an. Complémentaires des mannequins (qui sont inutilisables sans ces critères), ils sont mis à disposition avant un retour au centre du don des corps. La contribution aux frais est fixée à 1.100 euros, somme à laquelle s’ajoute le coût du transport.  

Les essais n'ont plus rien à voir aujourd'hui
Philippe Chrétien

Le délégué général du centre rappelle qu'après-guerre, "les ingénieurs ne comprenaient pas les mécanismes lésionnels dans les véhicules, et ont travaillé sur de vrais corps pour améliorer les connaissances. Ils n'avaient pas le choix et ce sont eux qui ont permis de réduire la mortalité par kilomètre parcouru avec les premières ceintures de sécurité. Depuis 1972, cette mortalité a été divisée par 15. Avec l'amélioration des mannequins et des modèles numériques, le travail est totalement dissocié, mais on ne pourra jamais se passer de la réalité du corps humain, si on veut le protéger réellement”, insiste Philippe Chrétien.

Différencier science et médecine

Successeur du professeur Vallancien à la tête du centre de don des corps de Paris Descartes, Richard Douard a exercé ses fonction de 2014 à 2017. Choqué par la situation aux Saints Pères, – relatée dans un mémo à l’attention du président de l’université –, il défend néanmoins la légalité de ce qu’il nomme des “crash-tests”. “Les conventions, je les ai signées et je les assume. Le service universitaire en a la trace, c’est validé, tout le monde le savait. On peut dire que c’est mal, mais dans ce cas on remet en cause le principe général d’expérience sur cadavre.”

On peut discuter du caractère légal ou illégal d’une mise à disposition payante
Richard Douard

En passant, le chirurgien répond à Axel Kahn, qui déclarait que des pièces anatomiques se voyaient  “monnayées à des industriels, laboratoires ou entreprises privées”. Richard Douard dément formellement : “Non, elles n’étaient pas monnayées, il n’y a pas de trafic. Kahn a signé toutes les conventions”. [...] On peut discuter du caractère légal ou illégal d’une mise à disposition payante, mais c’est un système ancien, organisé, qu’il a cautionné. Je n’ai rien contre lui, je n’ai pas de commentaire personnel à faire, mais c’est un système en vigueur.”

S’il reconnaît que pour les familles, une telle utilisation des corps peut se révéler “très dure”, de tels essais s’avèrent légaux, à condition que le coût de la mise à disposition serve uniquement à couvrir les frais et pas à une quelconque forme d’enrichissement. Pour Philippe Chrétien, le délégué général du Ceesar, il est important de rappeler que le don du corps est effectué à la science, et non à la médecine. “L’opinion n’accepterait pas que les constructeurs  disent aux clients que c’est leur problème d’éviter les accidents. De même pour le corps humain : savoir le soigner, c'est bien, mais éviter les lésions est encore mieux”. Il précise par ailleurs que les résultats des tests font l'objet de publications scientifiques régulières.

Un cruel déficit d’information

Contrairement au don d’organes, qui a bénéficié de campagnes de sensibilisation et d’information, le don de corps à la science se révèle bien plus opaque. Les différents services habilités à recevoir des dons (un peu moins de 30 à travers le territoire), ne fonctionnent d’ailleurs pas de manière uniforme. Les tarifs pour la mise à disposition des corps peuvent varier du simple au quadruple, selon nos informations. De la même manière, tous les organismes ne proposent pas de récupérer les cendres des défunts.

Si le don d’un corps “à la science” n’induit pas nécessairement un usage médical, force est de constater que les autres utilisations scientifiques, à l’instar de celles réalisées par le Ceesar, ne sont que très peu (voire jamais) évoquées. Sur son site, le centre des Saints Pères à Paris Descartes indique ainsi s’assurer  que “tout est mis en œuvre pour que chaque corps [...] soit utile au progrès de la connaissance et au développement des technologies médicales”.

Dans la description de ses activités, il mentionne la formation initiale et continue, pour “la formation des chirurgiens”, ainsi que des travaux de recherche. Là non plus, les visiteurs ne sont pas mis au courant des usages multiples des corps, puisque sont évoqués successivement “l’approfondissement des connaissances anatomiques”, “la conception de nouveaux dispositifs médicaux” ou les “mises au point de nouvelles techniques chirurgicales”. Les brochures d’information dédiées au donneurs, dont LCI a pu consulter plusieurs exemplaires, ne sont en général guère plus explicite.

Du côté du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), on explique n’avoir jamais été saisi sur les questions relatives aux dons de corps à la science. Le sujet sera toutefois à l’ordre du jour d’une prochaine réunion, des débats auxquels devrait être associés le professeur Grégoire Moutel, chef de service de médecine légale et responsable de la chambre mortuaire au CHU de Caen. Très mobilisé sur les réflexions relatives à l’éthique, il indique que l’usage de corps pour des “crash-tests ne le “gêne pas”, à condition que “le donneur soit au courant”.

Une réforme quasi incontournable

Le manque d’informations aux donneurs, Grégoire Moutel le reconnaît, et assume même une part de responsabilité. “Pour la Normandie, j'ai réalisé un audit de la chambre mortuaire et aujourd’hui, les choses sont en train de changer. On s’aperçoit que les gens ne sont pas suffisamment au courant que les dons de corps ne concernent pas uniquement l'anatomie. Dans notre service, nous sommes en train de refaire un formulaire d’information”. 

S'ils avaient le choix, les donneurs pourraient faire des dons ciblés
Grégoire Moutel

“On se pare de l'apprentissage de la chirurgie mais il faudrait aller au-delà dans les éléments transmis aux donneurs. S’ils avaient le choix, ils pourraient notamment faire des dons ciblés”, ajoute le praticien. Disposer d’informations plus complète, c’est aussi avoir conscience des spécificités du don à la science. Contrairement à ce qui est pratiqué avec la médecine légale, les corps ne sont en effet pas tenus d’être reconstitués. 

Pour le chef de service du CHU de Caen, le scandale révélé au centre de Paris Descartes va nécessairement entraîner des mesures. Une remise à plat des règles en vigueur qu’il appelle de ses voeux. Fixer un "cadre légal harmonisé" permettrait ainsi d’établir "la tarification pour tout ou partie d’un corps", une mesure qui peut choquer au premier abord mais qui permettrait selon lui d’éviter certaines dérives. 

Se posera selon lui forcément la question des mises à disposition de corps hors des murs des universités. Que ce soit pour des centres de recherche ou pour l’apprentissage des étudiants au sein de structures privées. “On met à disposition le corps, moyennant de l'argent, mais en plus de ça les étudiants doivent payer pour y avoir accès”, via les frais d’inscription annuels, souligne Grégoire Moutel. Il souhaite désormais que les discussions à venir aboutissent à des règles claires, appliquées non seulement aux Saints Pères, mais à l’ensemble du territoire.  

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