Plus de 100.000 morts en France : "Il est inutile de chercher l'exactitude absolue"

Publié le 15 avril 2021 à 18h58, mis à jour le 16 avril 2021 à 16h05
Les différentes sources statistiques présentent toutes des avantages et des inconvénients.
Les différentes sources statistiques présentent toutes des avantages et des inconvénients. - Source : JOEL SAGET / AFP

INTERVIEW - Le CépiDc, centre affilié à l'Inserm, met en avant une mortalité due au Covid supérieure à celle de Santé Publique France. Son directeur, Grégoire Rey, revient auprès de LCI sur ces disparités.

Alors que la barre symbolique des 100.000 morts du Covid recensés par Santé publique France a été franchie jeudi 15 avril, il convient de faire preuve de prudence avec les chiffres. Tout d'abord parce qu'attribuer avec certitude un décès à une cause précise est parfois délicat, mais aussi parce que les différentes méthodes utilisées pour récupérer les données de mortalité présentent toujours quelques faiblesses. 

Le Centre d'épidémiologie sur les causes médicales de Décès (CépiDc), qui traite, sous l'égide de l'Inserm, les informations issues de tous les certificats de décès, laisse notamment entendre que le seuil des 100.000 morts aurait en réalité été atteint il y a quelques semaines. Le système SI-VIC, utilisé par les autorités de santé pour obtenir une photographie quotidienne de la situation, souffre en effet de quelques angles morts. S'il permet de récolter les données des hôpitaux ou des Ehpad, il passe par exemple totalement à côté des morts à domicile. Faut-il pour autant lui jeter la pierre et s'en détourner ? Clairement pas, estime Grégoire Rey, directeur du CépiDc. Sollicité par LCI, il a accepté de revenir sur les différentes méthodes de comptage statistique en ce qui concerne la mortalité dans l'Hexagone. Un enjeu majeur, a fortiori dans la période actuelle. 

L'outil statistique de SPF ? Il "remplit sa mission"

LCI - Nous avons dans un précédent article mis en lumières certaines faiblesses du système SI-VIC utilisé par Santé Publique France. Jugez-vous le CépiDc plus fiable ?

Grégoire Rey - Dans le domaine de la statistique, quand il s'agit de dénombrer les décès par cause, ce n'est pas de la physique quantique. On a toujours une part d'incertitude et il s'avère inutile de chercher l'exactitude absolue car elle n'existe pas. Gardons à l'esprit que chaque système a ses avantages et inconvénients. La question est plutôt de savoir si des statistiques répondent ou non à des besoins spécifiques.

Dès lors, il me semble réducteur d'opposer le système SI-VIC de Santé Publique France avec le nôtre, puisque l'agence se base aussi sur nos données pour certaines de ses publications. Ses experts s'en servent pour d'autres usages. SI-VIC présente d'ailleurs des avantages, sa réactivité entre autres, avec une couverture des décès qui s'avère relativement bonne puisqu'elle comprend tous les hôpitaux et les Ehpad.

On lui reproche pourtant quelques points faibles. Des "angles morts", comme le fait de ne pas comptabiliser certains décès, hors hôpital ou Ehpad. Le CépiDc se révèle-t-il plus exhaustif ?

Notre avantage, c'est de récupérer toutes les données de mortalité de France, à partir des certificats de décès qui sont réalisés. Que ce soit dans les Ehpad, à domicile, ou dans n'importe quel établissement hospitalier. Dites-vous bien que pour un médecin, réaliser ce certificat est une obligation, on ne peut pas fermer un cercueil sans le remplir. Se baser sur ces certificats constitue donc une bonne garantie. Le petit bémol, c'est que nous n'arrivons pas encore à les récupérer en totalité : depuis mars 2020, on plafonne à un peu moins de 98%. 

Cette proportion de 98% est déjà importante. Diriez-vous que le traitement des données qui sont remontées par les médecins est aisé en cette période de Covid ?

Pas forcément. Au moins pendant la première vague, disons de mars à mai 2020, on a observé une proportion non négligeable de décès pour lesquels les médecins ont indiqué "Covid-19 suspecté", et non pas "Covid-19 avéré". La campagne de tests était limitée à ce moment-là et des personnes décédaient sans que l'on ait pu avoir le temps de les tester. Sachant qu'avec ce virus, les symptômes n'étaient pas toujours très spécifiques, il est certain que des décès certifiés "Covid-19 suspecté" l'ont été sans qu'il y ait véritablement eu un lien avec le virus. Quelle part ? Je serais incapable de vous le dire avec précision.

L'inverse n'est-il pas aussi vrai ? Des morts du Covid non considérés comme victimes de l'épidémie ?

C'est possible également, même si les indicateurs nous laissent à penser qu'il y a plus de chance d'attribuer à tort des décès au Covid-19 que l'inverse. Il convient de rester prudent avec les chiffres, notamment aussi parce qu'il est assez difficile d'évaluer l'impact du virus, et ce même s'il est mentionné dans les causes de la mort. Parfois, il contribue à avancer un décès de nombreuses années, mais pour des gens atteints d'importantes comorbidités, il se peut qu'il ait simplement contribué à anticiper leur mort de quelques mois ou semaines.

Que pensez-vous de SI-VIC, système dont sont issues les données avancées par Santé Publique France ?

À mon sens, il remplit efficacement sa mission, à savoir suivre l'évolution quotidienne de la mortalité. 

Les angles morts du système SI-VIC me paraissent négligeables
Grégoire Rey, directeur du CépiDc

Les données du CépiDc mettent-elles en lumière des dynamiques identiques lorsqu'elles sont dévoilées, avec quelques mois de décalage ?

C'est évident que l'on observe une grande symétrie, avec une forte corrélation entre les données. Sur le plan qualitatif, ça ne change rien. Si les hôpitaux ne pouvaient plus prendre en charge tous les patients et que de nombreux décès intervenaient à domicile, je ne tiendrais pas le même discours, mais en l'état actuel de la situation, les angles morts du système SI-VIC me paraissent négligeables. 

Que manque-t-il au CépiDc pour mettre à disposition plus rapidement ses données ? Celles du mois de janvier 2021 ne sont par exemple toujours pas accessibles, quand Santé Publique France donne au jour le jour les chiffres de SI-VIC. 

Il est certain que l'on gagnerait à voir se développer davantage la certification électronique des décès, pour laquelle la France a pourtant été précurseuse en 2003 suite à la canicule.

Dématérialiser une procédure qui se fait aujourd'hui encore majoritairement au format papier ?

C'est l'idée. On espérait au moment du lancement atteindre 50% de certifications électroniques en l'espace de 3 ans. Mais il est difficile de tout dématérialiser, du fait entre autre d'une certaine complexité administrative, il faut l'avouer. Si bien que l'on en est à environ 30% aujourd'hui. Il faut que les opérateurs funéraires soient mobilisés, que l'état civil entame aussi cette démarche, et bien sûr que toutes les applications se parlent entre elles. Cette question doit donc être prise en charge au sein de la haute administration française, un processus qui se trouve heureusement en marche et qui implique de multiples acteurs parmi lesquels la Direction générale de la santé. 

La crise du Covid va sans doute accélérer les choses
Grégoire Rey, directeur du CépiDc

Cette évolution est-elle inéluctable ? 

En tout cas, on avance. Les enjeux étaient déjà identifiés, mais la crise du Covid va sans doute accélérer les choses. La volonté politique est là. Rares sont les pays très avancés sur cette question, à l'exception du Portugal.

Quels sont les enjeux que vous identifiez pour le futur ?

Au sein du CépiDc, nos moyens restent limités : on compte aujourd'hui seulement cinq codeurs, qui se penchent sur quelque 600.000 décès par an. Récupérer des données brutes est important, mais il s'agit ensuite de les traiter, de les "coder". D'où l'intérêt de réfléchir à une démarche d'automatisation pour certaines tâches. On peut imaginer notamment un système qui aiderait les médecins à ne pas déclarer d'informations ambigües (lors de la rédaction des certificats de décès, NDLR). On pense ainsi, comme le font les moteurs de recherche, à la possibilité qu'un outil suggère des précisions lorsqu'un élément n'est pas suffisamment clair. De manière générale, l'objectif à l'avenir sera de permettre aux codeurs humains de gagner du temps, et de se concentrer sur les cas nécessitant leur expertise, là où l'automatisation aura montré ses limites.


Thomas DESZPOT

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