"Tout est vécu à 100%, il n’y a plus de demi-mesure" : atteints de troubles bipolaires, ils racontent comment ils vivent avec la maladie

par Claire CAMBIER
Publié le 30 mars 2018 à 7h00, mis à jour le 30 mars 2018 à 7h28
"Tout est vécu à 100%, il n’y a plus de demi-mesure" : atteints de troubles bipolaires, ils racontent comment ils vivent avec la maladie

TÉMOIGNAGES - Ce vendredi 30 mars marque la journée mondiale des troubles bipolaires, une maladie encore trop méconnue en France. Et pourtant, la bipolarité, que l’OMS classe parmi les dix pathologies les plus invalidantes, toucherait 60 millions de personnes à travers le monde, et 1 à 2,5 % de la population française selon les estimations officielles. Quelle est cette maladie ? Quelles en sont les symptômes ? Comment fait-on peut pour vivre avec ce handicap ? Deux malades témoignent.

Cela fait maintenant 15 ans qu’Emmanuelle, alors âgée de 36 ans, a appris qu’elle était atteinte de troubles bipolaires. "J’avais fait pas mal d’études mais j’étais en échec professionnellement. Cela m’a permis de me dire que ce n’était pas de ma faute, que j’étais malade", nous explique-t-elle. Depuis l'adolescence, Emmanuelle était soignée pour des dépressions. "Ça a duré pendant 20 ans et puis, à un moment donné, c’est devenu plus grave que d’habitude."

Contrairement à la dépression, la bipolarité "se caractérise par des épisodes maniaco-dépressifs entrecoupés par des périodes d’humeur normale", expose l'OMS. "Les épisodes maniaques correspondent à une période où l’humeur est élevée, irritable, à une hyperactivité, un important débit de parole, une estime de soi exagérée et une diminution des besoins de sommeil." En clair, le malade alterne entre périodes d'euphorie et de dépression. 

Comment cela se concrétise ? "Mes émotions étaient exacerbées donc cela pouvait se traduire par de la violence verbale ou bien contre des objets", raconte cette ancienne avocate de 51 ans. "Je pouvais être aussi très susceptible puisque les émotions n’étaient pas contrôlées". Cette habitante du sud-ouest de la France a enchaîné "les comportements à risques", et effectuait parfois "des achats inconsidérés". "C’est assez classique", nous dit-elle.

J’avais effectivement des comportements bizarres mais je pensais que c’était ma personnalité."
Emmanuelle, 51 ans

Comme Emmanuelle, Frédéric, 51 ans lui aussi, a été diagnostiqué sur le tard. Il avait 40 ans. "Une bonne partie de ma vie, j’ai eu des incompréhensions dans ma tête qu’aucun médecin ou psy n’a jamais réussi vraiment à m’expliquer", soupire-t-il. "C'est fréquent dans cette maladie, car on ne fait pas souvent le rapprochement entre les deux phases", souligne Emmanuelle. Elle se souvient pourtant avoir toujours été "le vilain petit canard" au sein de sa famille : "J’avais effectivement des comportements bizarres, mais je pensais que c’était ma personnalité, pas des phases maniaques." 

Au quotidien, les symptômes peuvent avoir des conséquences désastreuses au sein de la sphère familiale et amicale. Cette quinquagénaire a vu de nombreux amis partir, qu'ils connaissaient ou non sa situation. "Ce n’est pas très bien vu", glisse-t-elle simplement. L'éducation de ses enfants n'a pas non plus été une mince affaire. "Je n’ai pas du tout eu le bon comportement, je n’étais pas assez patiente", souffle-t-elle avant de faire une pause. "C’est difficile d’expliquer, ce sont les souvenirs les plus difficiles", reprend-elle pudiquement.

Tu fais quelque chose, c’est la maladie. Tu n’as pas le droit d’être pas content ou en colère. Tout ce qu’on fait ou dit est interprété par le prisme de la maladie."
Frédéric, 51 ans

Pour expliquer ses sautes d'humeur, Frédéric tente également de trouver les bons mots : "Tout est vécu à 100%, il n’y a plus de demi-mesure. Ou j’ai des amis, ou j’ai des ennemis". Des sentiments parfois compliqués au quotidien : "Quand votre épouse passe dans le clan des ennemis, ce n’est pas facile à vivre. Moi qui suis quelqu’un d’introverti et de calme, là c’était …" Il reprend la parole avec un exemple : "A un anniversaire, je demande à ma femme si elle peut servir le dessert. Si elle n’est pas levée dans le quart de seconde, je dis ‘je le fais, tu es une bonne à rien', alors que je ne le pense pas." La maladie a d'ailleurs eu raison de son mariage. Quelques mois après avoir appris que Frédéric était atteint de troubles bipolaires, sa femme a fait ses valises. "Elle n'a pas supporté ma maladie", regrette-t-il aujourd'hui. 

Accepter et comprendre cette pathologie n'est pas toujours évident, tant cette inconnue fait peur. Après son divorce, Frédéric a entamé une nouvelle relation avec une femme qui connaissait sa situation. "Un jour, pour une phrase haute, elle a appelé les pompiers et les policiers, parce que d’emblée, les gens croient qu’on va faire une crise", se souvient-il. "C’est de la stigmatisation à l’état brut. Tu fais quelque chose, c’est la maladie. Tu n’as pas le droit d’être pas content ou en colère. Tout ce qu’on fait ou dit est interprété par le prisme de la maladie."

Pour vivre heureux, vivons caché ?

En dehors de leur cercle de proches, Frédéric comme Emmanuelle préfèrent donc "vivre cachés". "Je ne l'ai jamais dit à mes collègues", poursuit ainsi le quinquagénaire, qui a travaillé pendant 30 ans comme "chercheur appliqué dans le composite". Les symptômes étaient pourtant bien visibles. Ces phases hyperactives lui faisaient abattre un travail monumental : "Je n'avais pas de limites, je n'arrivais pas à passer à autre chose". Quand il s'exprime, lui qui a eu besoin de s'entourer d'autres personnes dans son cas pour surmonter sa maladie passe régulièrement du 'je' au 'on' : "On arrive à toutes nos fins, on décuple nos forces, des stratégies. Mais on peut faire de belles conneries aussi", reconnaît-il. "Pour moi, ça n'a pas eu de conséquence car mon tempérament normal fait que je suis quelqu’un de calme, qui rejette la violence. Mais une personne avec une personnalité forte peut très bien soulever le bureau de son supérieur s'il est énervé". 

Un épisode, tout de même, aura eu de graves conséquences : Un jour, "mon chef me dit 'on a une restructuration, donc on va avoir plus de travail.' Je lui demande : 'On va avoir quoi comme compensation ?' Il me répond que ce n'est pas le moment d’en parler. J'ai demandé ma mutation, comme ça, devant tout le monde, ça n’a pas été réfléchi plus longtemps." Cet épisode de 10 minutes conduit Frédéric  - et toute sa famille – à quitter la Normandie pour emménager dans l'Oise. "Ça m’a coûté cher parce que j’avais ma maison là-bas, j’avais tout, des racines et des enfants. Mon fils me l’a reproché longtemps. Ça, c’est une crise maniaque." Depuis, il a quitté cette entreprise, après un arrêt maladie, et a été reconnu handicapé. Si ce travail le stimulait, le stress et le rythme imposés ne pouvaient pas s'accorder avec la bipolarité. 

Personne ne s'est posé la question de comment je vivais ce passage en invalidité."
Frédéric

Emmanuelle en sait quelque chose. Cette avocate a bien tenté de monter son propre cabinet, mais "au niveau du relationnel, ça ne se passait pas bien, ça a été un échec". Durant des phases maniaques, "je partais sur un coup de tête, dans d’autres villes, c’était imprévisible." Pendant ces périodes, elle cessait brusquement de travailler.  Après une grosse dépression, elle a tiré un trait sur sa carrière d'avocate, a bien tenté de lancer plusieurs entreprises mais a fini par raccrocher. "On est obligé d’abandonner ses rêves, ou tout du moins de les modifier", explique-t-elle avec une pointe d'amertume.  Reconnue handicapée, elle s'est tourné vers le milieu associatif. "La réintégration professionnelle est très difficile, j’ai bien tenté de prendre des postes avec une qualification moindre, mais personne ne voulait de moi". "Les ¾ des gens pensent que parce que vous n’avez pas de problème d’argent, tout va bien. Personne ne s'est posé la question de comment je vivais ce passage en invalidité", abonde Frédéric. Lui aussi s'est tourné vers l'associatif et est aujourd'hui bénévole aux Restos du cœur et membre d'un club de tarot. "Mais ma vie, ce n’est pas ça", regrette-t-il, avant de lâcher : "On m’a préconisé de m’occuper, en fait."

Cet enthousiasme, tout le monde ne peut pas le ressentir, j’essaye de voir les bons côtés, il faut avancer quand même."
Emmanuelle

Tous deux ont réussi à se stabiliser. Il aura fallu neuf ans à Frédéric pour trouver le traitement adéquat, treize pour Emmanuelle. "Ça a été long", regrette-t-elle, "et il n’y a pas que le traitement dont on a besoin, il faut être suivi par un bon psychiatre, il faut faire de la psycho-éducation pour apprendre à gérer la maladie." L'un comme l'autre ont effectivement dû apprendre à appréhender leur anxiété et leurs crises. La plupart des malades se tournent vers la sophrologie, les groupes de parole. Emmanuelle pratique également la méditation de pleine conscience, Frédéric le qi gong, une gymnastique traditionnelle chinoise. 

Cet habitant de l'Oise tient à faire un distingo : "Je ne suis pas bipolaire, je suis atteint de bipolarité, ça fait toute la différence. On ne dit pas à quelqu’un qu’il est cancéreux, on dit qu’il a un cancer." Malgré les difficultés liées à sa maladie, l'Aquitaine reste elle persuadée que la bipolarité peut être un atout : "Si on sait bien maîtriser ce trouble, c’est presque une chance. C’est ma théorie, on fait des choses incroyables, on a une énergie folle." Ressentir les choses plus intensément et oser, voilà ce que permettraient les troubles bipolaires. Emmanuelle s'est ainsi lancée dans des projets jugés par son entourage "fous et irréalisables" : elle a écrit à des personnalités ou encore réussi à faire publier certains de ses textes. "Cet enthousiasme, tout le monde ne peut pas le ressentir. J’essaie de voir les bons côtés, il faut avancer quand même", conclue-t-elle.


Claire CAMBIER

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