Lutte contre la contrebande : l'industrie du tabac est-elle un pompier pyromane ?

par Matthieu JUBLIN
Publié le 1 novembre 2017 à 16h40, mis à jour le 6 novembre 2017 à 12h12
Lutte contre la contrebande : l'industrie du tabac est-elle un pompier pyromane ?

MOIS SANS TABAC - Mise à mal par le paquet neutre et l'augmentation du prix du tabac, l'industrie de la cigarette tente de reprendre la main. Les cigarettiers souhaitent participer à la lutte contre la contrebande de cigarettes, sauf qu'ils sont accusés par certains d'en tirer profit, et même de l'organiser...

Les grandes compagnies de tabac, qui ont récemment subi deux revers majeurs, avec la mise en place du paquet neutre et les mesures d'augmentation du prix du tabac, ont d'autres idées en tête pour préserver leur commerce. Les cigarettiers sont en particulier en première ligne sur le dossier de la contrebande de cigarettes. Au risque de passer pour des pompiers pyromanes.

La traçabilité des paquets dans le viseur des lobbyistes

Plus de 25% des cigarettes fumées dans l'Hexagone ne proviennent pas de l'étal d'un buraliste français. Parmi elles, environ 12% sont achetées légalement dans des pays frontaliers où le tabac coûte moins cher. Mais le reste provient pour l'essentiel de la contrebande. Ce sont donc des cigarettes achetées en masse dans des pays à moindre coût, puis vendues sous le manteau en France.

Le hic, c'est que les industriels du tabac sont accusés par les anti-tabac d'inonder ces pays à moindre coût afin d'organiser la contrebande pour vendre plus. L'exemple d'Andorre est particulièrement parlant : chaque année, environ 850 tonnes de tabac y sont importées, alors que les habitants n'en consomment que 120 tonnes, selon un rapport du cabinet d'audit KPMG. 

Face à ce problème, qui fait perdre à l'État 3 milliards de recettes fiscales et rend la cigarette beaucoup plus abordable, l'Organisation mondiale de la Santé a adopté en 2012 un protocole qui indique comment organiser la traçabilité des paquets de cigarettes. Pour que celui-ci entre en vigueur et qu'il ait force de loi, 40 pays doivent le ratifier. À l'heure actuelle, 32 l'ont déjà fait, dont la France en octobre 2015.

Le hic, cette fois, c'est que le texte de l'OMS risque de se faire doubler par un autre texte, plus favorable aux cigarettiers. Un deuxième texte publié en septembre 2017 par... la Commission européenne, et sur lequel les États européens doivent se positionner. "En le lisant rapidement, on a l’impression que ce texte est bon, mais dans le détail on voit qu'il contrevient au protocole de l'OMS",  explique l'eurodéputé LR Philippe Juvin : "Le texte permet au responsable de la traçabilité de faire une partie de son chiffre d’affaire avec les cigarettiers. Le contrôle ne serait donc pas indépendant."

On ne fait pas garder son poulailler par un renard
Philippe Juvin, député européen

Cette directive européenne qui aboutirait à associer les cigarettiers à leur propre traçabilité "a été négociée avec des pressions majeures du lobby du tabac", dénonce le pneumologue Yves Martinet, président du Comité national contre le tabagisme. "Connaissant le passé de cette industrie qui a organisé la contrebande, il est hors de propos qu’on puisse lui confier la traçabilité !" Pour le médecin, "les cigarettiers essaient à marche forcée de faire en sorte que la directive européenne soit mise en œuvre à la place du protocole de l'OMS, puis de profiter du fait accompli."

Dans cette bataille législative, la France est favorable au protocole de l'OMS, et souhaite qu'un acteur indépendant s'occupe du marquage des paquets dès qu'ils sortent de la machine. "Au moins, sur ce dossier là, les buralistes sont avec nous", ironise Bertrand Dautzenberg, pneumologue à l'hôpital de la Pitié-Salpétrière, en pointe dans la lutte anti-tabac.

Pour faire avancer leur cause, les cigarettiers font même la publicité de leur propre système de traçabilité, baptisé Codentify. Développé par Philip Morris International (PMI), son brevet a été cédé gratuitement en 2010 aux trois autres leaders du marché (British American Tobacco (BAT), Imperial Tobacco Group (ITG) et Japan Tobacco International (JTI). Puis, en juin 2016, "il a été cédé à Inexto, petite entreprise suisse dont l'un des dirigeants est un ancien cadre de Philip Morris et dont le siège est situé dans un immeuble d'habitation de Lausanne, où habite un cadre de Philip Morris", assure Emmanuelle Béguinot, directrice du Comité national contre le tabagisme.

Leur stratégie d'ingérence : avoir des gens qui parlent à leur place pour défendre leurs intérêts
Emmanuelle Béguinot, directrice du CNCT

Un autre dirigeant d'Inexto, également ancien de Philip Morris, était justement l'un des invités à une rencontre organisée le 26 octobre 2017 à Paris, dont le thème était le "commerce illicite". À la table également, outre Eric Woerth, le président de la commission des Finances de l'Assemblée - qui  figurait par ailleurs sur une liste publiée en septembre dernier de parlementaires bénéficiaires de cadeaux de Japan American Tobacco, comme du champagne ou des invitations à Rolland Garros -, une avocate du cabinet August Debouzy. Celui-ci a déjà défendu Philip Morris en France, et son patron, en 2015, selon cet article du JDD, avait demandé à Dominique Strauss-Kahn d'organiser une réunion entre le PDG du cigarettier et le consultant Paul Boury, "proche du gouvernement", le tout pendant les débats sur le paquet neutre.

"Le lobbying des industriels du tabac est impressionnant, estime Emmanuelle Béguinot. Dans les réunions, ils sont sur-représentés, pas forcément en tant que tels, mais via les distributeurs, ou les chambres de commerce. On n'imagine pas forcément qu'ils sont liés à l'industrie, mais ça fait partie de la stratégie d'ingérence : avoir des gens qui parlent à leur place pour défendre leurs intérêts." Et ceux-ci sont sont aujourd'hui mobilisés pour peser sur la mise en place du futur dispositif de traçabilité des paquets.


Matthieu JUBLIN

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