Edouard Philippe veut revoir l'indemnité des cadres au chômage : justice sociale ou mauvais plan ?

par Antoine RONDEL
Publié le 12 juin 2019 à 16h32

Source : La matinale

DÉCRYPTAGE - La dégressivité des indemnités chômage des cadres, dont le plafond - à 6200 euros - est un des plus élevés d'Europe, compte parmi les pistes du gouvernement pour faire des économies. Elle a de nouveau été évoquée ce mercredi lors du discours de politique générale d'Edouard Philippe. Mais la proposition, présentée comme une mesure de "justice sociale", affiche pourtant quelques risques.

Le futur de l'assurance-chômage est repassé entre les mains de l'Etat, après l'échec des négociations entre partenaires sociaux. Une des conséquences de cette reprise en main est la réapparition d'une proposition gouvernementale de l'été 2018 : la révision des règles d'indemnisation "pour les salaires élevés". Autrement dit, les cadres. Une piste qui pourrait contribuer, à côté du bonus-malus sanctionnant les entreprises trop gourmandes en contrats précaires, à réduire de 3 à 3,9 milliards d'euros les dépenses du pays en matière d'assurance-chômage.

Elle a de nouveau été évoquée ce mercredi 12 juin par le Premier ministre Edouard Philippe à l'occasion de son discours de politique générale devant l'Assemblée nationale. Le chef du gouvernement s'est ainsi dit favorable au fait d'"introduire une dégressivité de l’indemnisation pour les salariés qui touchent les salaires les plus élevés et qui peuvent retrouver du travail plus facilement que les autres".

Recherche de "justice sociale"

Cette mesure n'est pas une nouveauté, étant portée depuis quelques mois par l'exécutif et sa majorité. Ainsi, dès l'été 2018, le député du Val d'Oise Aurélien Taché suggérait que "les cadres au chômage qui touchent enter 5000 et 6000 euros par mois" pourraient faire l'objet d'une "dégressivité à partir de six mois ou forfaitiser le revenu". Le tout au nom de la "justice sociale". Quelques jours après cette interview, le Canard enchaîné rapportait qu'il regrettait, à l'instar d'un certain Emmanuel Macron, qu'un "pognon de dingue" soit dépensé "dans des dispositifs sans veiller en même temps à leur efficacité". Un discours qui n'était pas sans rappeler la tendance du gouvernement à renforcer les procédures de contrôle des chômeurs, quand bien même deux études récentes démontraient qu'ils étaient très largement actifs dans leurs recherches. Et qui interrogeait, alors que le chômage des cadres est des plus bas.

Quelques mois plus tard, le jeune élu ne dit pas autre chose, le tout dépouillé de la question du contrôle des chômeurs. Sur LCI, lundi 25 février, il estimait ainsi qu'il n'était pas "anormal que les hauts revenus fassent un effort".

Edouard Philippe aussi était un ardent partisan d'une révision de ces conditions d'indemnisation. Fin août 2018, dans les colonnes du Journal du Dimanche, il donnait un horizon : "Partout où il y a des mécanismes qui n'incitent pas à retrouver rapidement un emploi, il faudra agir." Mardi 26 février, il a prôné un plafonnement de l'assurance-chômage chez les cadres, indemnisés à un niveau "trois fois supérieur à ce qui se passe chez nos voisins" européens.

Sauf qu'à cet égard, le Premier ministre et sa majorité trouvent à qui parler : interrogé à ce sujet, François Hommeril, le patron de la CFE-CGC, ne cesse, depuis, de monter au créneau, pour dire tout le mal qu'il en pensait.

De fait, l'assurance-chômage des cadres est celle dont le plafond est le plus haut dans toute l'Europe, puisque leurs indemnités chômage mensuelles peuvent aller jusqu'à 6200 euros. Une somme qui, si on suit le gouvernement, pourrait inciter les populations concernées à rester au chômage plutôt que chercher activement un travail. 

Une dégressivité risquée pour "moins de 1000 cadres"

Sauf que l'exécutif prend le problème à l'envers, juge l'économiste Eric Heyer, directeur de l'OFCE : "Le chômage des cadres est nul, en-dessous des 4%, on est donc en situation de plein emploi." Ce qui signifie peu ou prou que, quelles que soient les mesures prises par le gouvernement, cela n'amènerait pas ces travailleurs-là à trouver un travail dans leur compétence. "Ils sont moins de 1000. Sur 2,8 ou 3 millions de chômeurs en France. [...] Quand bien même il y aurait 100% d'entre eux qui seraient des tire-au-flanc et que la mesure fonctionnerait, vous réduiriez le chômage de 1000. Pour l'économie, l'intérêt est faible, d'autant qu'ils sont très peu à partir au chômage avec une indemnité pareille. Pour atteindre l'indemnité chômage mensuelle de 6200 euros, un cadre doit gagner plus de 13.000 euros par mois."

La mesure, qui ressemble à une tentative de contrecarrer l'image de président des riches, qui colle à l'exécutif comme le sparadrap du capitaine Haddock depuis le budget 2018 et la suppression de l'impôt sur la fortune, pourrait même avoir des effets négatifs sur l'équilibre financier de l'assurance chômage. Longtemps endettée, l'Unedic a en effet annoncé au début de l'année toucher à l'équilibre à l'horizon 2019, malgré un taux de chômage élevé. 

Les cadres cotisent beaucoup plus que les autres catégories de la population
Eric Heyer, directeur de l'OFCE

"Le mérite de cette situation revient largement aux cadres", prolonge Eric Heyer. "Ils cotisent beaucoup plus que les autres catégories de population, alors que leur taux de chômage est très faible." Autrement dit, ils apportent beaucoup en coûtant peu. Un principe de solidarité qu'on retrouve dans tous les systèmes d'assurance : ceux qui n'ont pas d'accident financent la prise en charge de ceux qui en ont.

"Si les conditions sont dégradées pour les cadres, le risque est grand que leurs représentants ne renversent la table et décident de s'assurer tous seuls et sortent de l'assurance-chômage", craint Eric Heyer. On se rapprocherait alors d'un système universel, envisagé par Emmanuel Macron au moment de sa campagne et qui viserait autant les auto-entrepreneurs que les indépendants, médecins et avocats. "Qui n'ont aucun intérêt à cotiser pour quelque chose qu'ils ne connaîtront jamais", poursuit l'économiste, ce qui mettra d'autant plus en danger le financement de la protection sociale.

La dégressivité et le risque de l'éloignement

Eric Heyer voit également un dernier problème à cette proposition : "Un cadre, aussi bien payé qu'il soit, ne doit pas voir sa situation trop dégradée. Si je reprends l'exemple du salarié payé autour de 13.000 euros par mois, le 'saut' jusqu'au 6000 euros est déjà brutal. Mais si vous le diminuez encore, il y a un risque qu'il ne puisse plus assurer un train de vie et doive envisager de déménager." Or, l'une des raisons pour lesquels les cadres sont si peu au chômage vient essentiellement du fait que, même licenciés ou démissionnaires, ils ne s'éloignent jamais vraiment des centres de décision où leur CV pourra intéresser telle ou telle organisation.

"Qu'il faille les suivre pour qu'ils trouvent du travail plus facilement, d'accord. Mais si vous leur baissez leurs indemnités drastiquement, le risque sera de les encourager à accepter à prendre un travail qui n'est pas en rapport avec ses compétences et ses qualifications." Un pis-aller nécessaire quand la reprise tarde à arriver et qu'un travail vaut mieux que le chômage ? "Non. Là, c'est la catastrophe : avec un effet domino, cela privera une personne moins qualifiée, à qui aurait dû revenir ce job-là. Pour l'économie, ce n'est pas bon parce qu'il faut que les personnes travaillent selon leurs capacités et leurs qualifications." Autant de conséquences auxquelles le gouvernement devra songer lors de ses prochains arbitrages.


Antoine RONDEL

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