Peut-on encore organiser des manifestations sans débordements en France ?

Propos recueillis par Justine Faure
Publié le 23 septembre 2019 à 16h24, mis à jour le 24 septembre 2019 à 19h07

Source : Le JT

SOCIAL - Comment expliquer les débordements quasi systématiques qui émaillent désormais les manifestations françaises, à l'image de la marche pour le climat infiltrée par des black blocs samedi dernier à Paris ? LCI a interrogé l'historien spécialiste des grèves et du syndicalisme Stéphane Sirot.

Des rassemblements de Gilets jaunes, une marche pour le climat et une manifestation contre la réforme des retraites à l'initiative de Force ouvrière : samedi 21 septembre, plusieurs manifestations avaient lieu dans la capitale. Alors que se déroulaient également les Journées du patrimoine, 7500 forces de l'ordre avaient été déployées sur le terrain. Un chiffre exceptionnel, autant que pour le 1er mai dernier, qui reflétait la peur des autorités de devoir faire face à de graves débordements. Et il y en a bien eu, au sein du cortège de la marche pour le climat, infiltré par les black blocs. 

Pourquoi depuis plusieurs mois les manifestations françaises sont quasiment systématiquement émaillées de violences ? Pourquoi la même chose ne se constate pas chez nos voisins ? LCI a posé ces questions à Stéphane Sirot, historien spécialiste des grèves et du syndicalisme.

LCI : Samedi, les black blocs se sont infiltrés au sein de la marche pour le climat. Pourquoi ont-ils choisi cette manifestation, alors que les Gilets jaunes s'étaient rassemblés près de la gare Saint-Lazare et des Champs-Elysées, et que FO défilait contre la réforme des retraites ?

Stéphane Sirot : Mon hypothèse est que les black blocs se sont orientés vers la manifestation la plus massive. Ils ont besoin de se fondre dans une foule pour être efficaces et moins facilement identifiables. Et par rapport à la manifestation pour les retraites organisée par FO, la marche pour le climat leur apparaissait certainement comme la moins bien maîtrisée par ses organisateurs. Elle est d'ailleurs sortie du cadre qui avait été prévu en amont pour le trajet. Une manifestation Force ouvrière, bien circonscrite, avec son service d'ordre et qui ne sort pas des sentiers battus, ce n'est pas intéressant pour les black blocs.

LCI : D'autres marches pour le climat ont eu lieu ce week-end en Europe, notamment en Allemagne, sans être infiltrées par les black blocs. Pourquoi agissent-ils en France ?

Stéphane Sirot : Car les manifestations s'accompagnent presque systématiquement de débordements et d'échauffourées. Dans les pays voisins, les manifestations sont plus rares et traditionnellement plus calmes. Et leurs forces de l'ordre ont des stratégies de maintien de l’ordre qui, elles-mêmes, nourrissent ce calme-là. Car on n’est jamais violent tout seul ; la violence n’est efficace, de la part de ceux qui l’engagent, qu’à partir du moment où, face à eux, ils reçoivent des réponses mal calibrées. C’est le cas chez nous. En Allemagne, les pratiques de maintien de l’ordre sont beaucoup plus efficaces et, du coup, rendent beaucoup plus difficiles, pour ceux qui voudraient en découdre, la possibilité de le faire. Les forces de l’ordre allemandes ont des techniques qui leur permettent plus facilement, en communiquant avec les manifestants, de séparer la foule qui manifeste pacifiquement de ceux qui sont venus là pour être violents. Quand le contexte se tend, ils expliquent par haut-parleur aux manifestants ce qu’ils vont faire. Du coup, ils ne sont pas pris par surprise au moment d'une éventuelle charge de police, ou  d’éventuelles interpellations.

L'apologie des pratiques transgressives

LCI : Aujourd'hui, les manifestants doivent donc faire face à la fois à la peur des forces de l'ordre et des individus violents. Comment s'en sortir ? Est-il encore possible d'organiser des manifestations sans craindre des débordements ?

Stéphane Sirot : Il y a la question du maintien de l'ordre, de la violence qui appelle la violence, mais pas seulement. Aujourd'hui, les Français comprennent la violence exprimée dans les cortèges, entre autre par les black blocs. Car petit à petit, on a instillé dans les esprits l'idée selon laquelle seules les formes de transgression obtiennent des résultats. Cela fait 25 ans que les syndicats échouent à modifier l'attitude du pouvoir politique. Or, au début du mois de décembre 2018, c'est-à-dire au moment où la violence était à son paroxysme dans le mouvement des Gilets jaunes, quelques semaines seulement après le début du mouvement, Emmanuel Macron a consenti à faire des concessions. Donc vous adressez aux gens le message suivant : 'Usez de la transgression et vous obtiendrez peut-être satisfaction'. Ça ne fait qu’alimenter les pratiques transgressives ; à savoir l'usage de la violence et/ou la non-déclaration de manifestations.

LCI : Est-ce que cela veut dire qu'aujourd'hui, les personnes pacifiques, les familles qui voudraient aller défiler pour le climat dans le calme, ne peuvent plus manifester ?

Stéphane Sirot : Chacun sait aujourd'hui que manifester est une prise de risque. Je pense que chacun en est conscient, surtout un samedi. Et une fois que cela est installé dans les esprits, même si la situation s’apaise, il faut du temps avant que les gens en prennent acte et se disent qu'ils peuvent retourner manifester dans la rue en famille. Mais attention, cela peut créer un trompe l’œil pour le pouvoir politique. Il pourrait en déduire que s’il n’y a pas trop de monde dans la rue, le mécontentement n’est pas si extraordinaire. Mais la contestation qui s'exprime dans la rue ne représente que la partie émergée de l’iceberg.


Propos recueillis par Justine Faure

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