Ma vie après... l'hôtel social : l'odyssée de Mukhtaram et de ses cinq enfants

par Claire CAMBIER
Publié le 24 mars 2019 à 18h31, mis à jour le 28 mars 2019 à 12h43
Ma vie après... l'hôtel social : l'odyssée de Mukhtaram et de ses cinq enfants

LOGEMENT - En France, la loi garantit à tout individu d'avoir un toit, mais en pratique les choses sont un peu plus complexes. Des centaines de milliers de personnes n'arrivent pas à se loger, dont des familles entières. Au point que les nuitées hôtelières - au départ simple variable d'ajustement - sont devenues le quotidien de nombreux foyers. Où est-ce que ça coince ? Quelles sont les solutions ? L'Etat en fait-il assez ? Réponses à travers le parcours de Mukhtaram et ses cinq enfants, qui ont passé huit ans à l'hôtel avant de trouver une place dans un appartement.

Pour accéder à Livry-Gargan, commune pavillonnaire de près de 45.000 habitants en Seine-Saint-Denis, il faut emprunter la nationale 3. De part et d'autre de cette route, pas de grands ensembles comme les connait si bien le département, mais quelques petits immeubles, entourés de maisons. C'est ici, à une dizaine de kilomètres au nord-est de la capitale, que vivent Mukhtaram, 39 ans, et ses cinq enfants. "Une vie tranquille" en banlieue parisienne, nous dit-elle. Mais cette tranquillité n’a pas toujours été leur quotidien, loin de là. Cette famille revient de loin : pendant 8 ans, elle a été ballottée d’hôtel en l’hôtel, 8 ans sans véritable chez soi.

Mukhtaram est arrivée en France en 2009, avec son mari et ses deux premiers enfants, alors âgés de 6 et 1 ans. A l'époque, la famille fuit le Kazakhstan, un pays régulièrement critiqué par les organisations de défense de droits de l’Homme. Bagages sous le bras, elle passe sa première nuit dehors. "Nous sommes arrivés à Paris, à la gare de l’Est, et on a dormi là", nous raconte simplement la mère de famille. Le lendemain, ils se tournent vers la Coordination de l’Accueil des Familles Demandeuses d’Asile, la Cafda. Le 115 les dirige vers un hébergement à l’hôtel social, en attendant que leur situation soit étudiée.

"Un État schizophrène"

Les années passent, les enfants apprennent le français à l’école, les parents vivent de petits boulots au noir et la famille s’agrandit : Fatima et Hussan, des jumeaux, naissent en 2010, puis Abdel Hakim, deux ans plus tard. Leur situation administrative, elle, évolue peu et les nuitées à l’hôtel deviennent leur triste quotidien. "L’État est un peu schizophrène : il est obligé de mettre à l’abri les demandeurs d'asile ou les personnes en attente de régularisation, parce que le Code social des familles parle de droit inconditionnel à l’hébergement, mais pour autant l’État ne veut pas les prendre en charge sur les dispositifs de droit commun", regrette Audrey Vigignol, directrice de l'Atelier Logement Solidaire, "donc ces familles restent à l’hôtel."

L’hôtel est la plus mauvaise des situations après la rue
Christine Laconde, directrice générale du Samu social de Paris

"L’hôtel est la plus mauvaise des situations après la rue", estime pourtant Christine Laconde, directrice générale du Samu social de Paris. "On ne dit pas qu’il faut l’arrêter, c’est une réponse rapide, c’est un toit sur la tête, mais le problème c’est que 42% des personnes qui sont hébergés à l’hôtel y vivent depuis plus de deux ans. Et au bout d'un moment, les conditions de vie sont néfastes." Pas d'intimité, pas de séparation entre parents et enfants, pas d'espace pour faire les devoirs...

"Dans le premier hôtel, il n’y avait pas de cuisine", décrit Mukhtaram, "alors, on avait acheté une petite plaque pour cuisinier". Il faut aussi faire avec le manque de place : "il y avait un lit, une table et c’est tout". Au gré des places disponibles, la famille déménage d’hôtel en hôtel, à Paris, puis en Seine-Saint-Denis, à Noisy-le-Grand ou encore Blanc-Mesnil.

"La nuitée hôtelière n’est pas garantie, les contrats sont limités dans le temps", explique Chantal Mir, directrice générale adjointe du Groupe SOS Solidarités, "donc il faut rappeler sans cesse le 115 et parfois l’hôtel qui est proposé se situe dans un autre département avec tous les problèmes logistiques que ça implique : éloignement de l’école pour les enfants, du lieu de travail pour les parents quand ils ont un emploi". Difficile dans ces cas-là de se stabiliser et d’avancer.

Sept déménagements en huit ans

"En tout, on a dû déménager sept fois", rapporte la mère de famille. "On n’avait pas beaucoup de bagages mais quand même avec cinq enfants, c’est très dur". Pour apporter une certaine stabilité à la fratrie, elle a dû s'adapter : "Pour qu’ils n’aient pas à changer d’école tout le temps, il fallait les réveiller à 5h30 du matin. On a fait ça pendant cinq ans."

"Je m’en rappelle", s’écrit Muradbak, à ses côtés. Ce dont il se souvient surtout, c’est du manque de liberté : "On n’avait pas le droit de jouer chez nous parce que ça faisait du bruit alors les gens râlaient. On ne pouvait pas non plus jouer dehors, le gardien de l’hôtel nous l’interdisait." "Pour les enfants, c’était comme une prison, tout leur était interdit", regrette sa mère. 

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187 millions d’euros dépensés en 2018 en nuits d'hôtel

Leur cas est loin d’être isolé et ne concerne pas seulement des familles étrangères. Cette année, près de 40.200 personnes sont hébergées chaque nuit à l’hôtel en Île-de-France, rapporte la préfecture de Paris et d'Ile-de-France. La moitié d’entre eux sont des enfants. L’Etat n’a pourtant jamais vu l’hôtel social comme une solution, encore moins pour les familles. Ces nuitées ont pour seule vocation d’être une variable d’ajustement, une mise à l’abri temporaire. D’autant plus que cela représente un coût conséquent : 17 euros la nuitée, soit deux fois plus qu'un logement en appartement. Avec près de 11 millions de nuitées enregistrées en Ile-de-France de janvier à novembre (hors migrants), l’Etat a donc déboursé cette année 187 millions d’euros. 

Alors où est-ce que ça coince ? "Le système actuel veut qu’on accompagne les personnes en difficulté sociale d’étape en étape jusqu’au logement définitif, c’est un système en escalier", détaille Chantal Mir. "On commence par une mise à l’abri à l’hôtel ou en Centre d’hébergement d’urgence (CHU), puis une fois que leur situation est stabilisée et qu’elles ont un projet d’insertion, on les place en Centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), ensuite on peut passer à un logement autonome avec un accompagnement notamment financier et enfin, seulement, ces personnes peuvent accéder à un logement 'classique'". Bien souvent en HLM.

Si les personnes qui ne sont pas régularisées se retrouvent, de fait, bloquées à la première étape, être Français ou tout du moins, avoir des papiers, n’est pas le gage d’une solution plus pérenne. La preuve en est : après avoir été déboutées d’asile, Muhtaram et sa famille ont vu leur situation régularisée en 2014. "J’ai pu trouver du travail, mais pas un logement", résume la mère de famille. En 2016, elle se sépare de son mari violent. Seule, en règle, avec 5 enfants, sa situation n’a pas, là non plus, connu d’amélioration.

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Le système ne pourrait fonctionner que si l’offre était supérieure à la demande
Chantal Mir, directrice générale adjointe du Groupe SOS Solidarités

"Le système est complètement saturé", analyse Raphaëlle Zapata, l’assistante sociale de la famille. "Au-delà du fait qu’il repose sur le postulat que le logement est quelque chose que l’on mérite, qu’il n’est pas un droit mais une récompense qu’on obtient après avoir démontré son autonomie, ce système ne pourrait fonctionner que si l’offre était supérieure à la demande", embraye Chantal Mir, en charge du pôle "Habitat solidaire et action sociale" du groupe SOS. Et là, le compte n’y est pas. Les blocages se font à tous les niveaux : des centres d’hébergement aux logements en HLM.

Conséquence : "Ce système par palliers est complètement faussé par la réalité des choses : pour répondre aux besoins vitaux de mise à l’abri, les ménages sont orientés là où il y de la place et non pas là où ils devraient être." Certaines personnes en CDI - mais au faible revenu et sans garant - restent cantonnées à l’hôtel pendant des années, tandis que d’autres qui auraient besoin d’un accompagnement global se retrouvent dans des appartements en quasi-autonomie.

Une des solutions : le développement de l'intermédiation locative

Le parcours de Muhtaram et de sa famille ne respecte pas, lui non plus, les étapes du système : après huit ans à l’hôtel - dont trois ans en règle avec l’administration française – une place leur a été proposée en intermédiation locative, soit la dernière marche du système, celle pour les familles aux revenus stables. Un saut de puce qui leur a enfin permis de voir le bout du tunnel.

En quoi cela consiste ? L'Etat confie aux associations du secteur la mission de louer des appartements dans le diffus – à des bailleurs sociaux ou privés - pour les mettre à disposition des ménages dans le besoin. Les familles signent un contrat de 18 mois, renouvelable une fois, et  versent en échange 25% de leurs revenus. Muhtaram paye ainsi 383 euros auxquels elle doit rajouter le montant des charges pour son F4. Ce dispositif, appelé Solibail, est assez récent, il fonctionne depuis près de dix ans.

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Visite guidée

La trentenaire est ravie de nous faire la visite. Dans le salon, elle a pu meubler à son goût, décorer. "À l'hôtel, il était interdit de ramener quelque chose, on n’avait pas le droit d’acheter, par exemple il y avait toujours quatre chaises donc tout le monde ne pouvait pas s’asseoir pour manger". "Là c'est la cuisine", enchaîne-t-elle. "J'ai tout acheté moi-même." Pour celle qui travaillait comme cuisinière dans son pays, c'est un peu un nouveau terrain de jeu. Muhtaram nous montre fièrement des photos de ses créations culinaires, prises avec son téléphone portable : roses de légumes, beignets farcis, gâteaux multicolores.

Les cinq dormaient dans le même lit jusque 2016, c’était vraiment petit"
Mukhtaram, mère de cinq enfants

Les enfants, de leur côté, se réjouissent d'avoir une chambre. "Les cinq dormaient dans le même lit jusque 2016, c’était vraiment petit", raconte la mère. Fatima, 9 ans, partage dorénavant sa chambre avec - uniquement - sa grande sœur. Elle qui devait "faire (ses) devoirs par terre" a maintenant un bureau tout neuf. Ce qui lui reste de son "ancienne vie" ? "Juste ce pot à crayon" en carton, fait maison. 

Les garçons aussi ont plus d'espace. "C’est bien mieux ici parce que c’est plus grand et puis on a tout", s'extasie Muradbak, le grand frère. Tout ? "Oui, tout ce qu'il faut pour moi", nous répond-il. "Maintenant je peux jouer dans ma chambre, je peux sortir quand je veux, je peux voir mes copains."

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Actuellement, le dispositif Solibail concerne 5314 logements en Île-de-France, soit un peu plus de 18.000 places. Un bon outil donc, mais pas assez développé. "Il est encore trop peu connu du grand public et beaucoup de propriétaires sont réticents alors qu'il présente de nombreux avantages", regrette Raphaëlle Zapata. Parmi eux : un loyer assuré même à vide, un entretien ou encore une déduction fiscale allant jusqu'à 85%.

D'autres outils existent : des bailleurs peuvent mettre à disposition des immeubles qui ont vocation à être réhabilités, le temps d'enclencher les travaux. A Paris par exemple, de 2015 à 2017, plus de 600 personnes ont été logées sur le site de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul, voué à disparaître pour faire place à un nouveau quartier. Ce projet, appelé Les Grands Voisins, se poursuit alors que les travaux ont débuté. Le nombre de places a toutefois été réduit.

L'Etat a bien conscience que cela n'est pas encore suffisant. En lançant cette année le plan Logement d'abord, le gouvernement s'est donc engagé à aller plus loin, dans un premier temps en investissant sur 24 territoires dont la Seine-Saint-Denis. "Avec ce plan, on inverse la logique, on donne d’abord un logement pour pouvoir se stabiliser, chercher un travail, trouver une formation", explique Raphaëlle Zapata. "C'est une évidence mais ce n’était pas mis en place avant", souligne Alexandra Le Gall, éducatrice spécialisée. "On commence à avancer sur de bonnes bases".

Normalement, on doit voir chaque famille une fois par mois mais c'est impossible
Alexandra Le Gall, éducatrice spécialisée en Seine-Saint-Denis

Pour ce faire, le gouvernement a promis la création de 40.000 places en intermédiation locative dans le parc privé et 10.000 places en pensions de famille d'ici cinq ans, ainsi que 40.000 logements très sociaux mis à disposition chaque année jusqu'en 2022. Des chiffres qui paraissent cependant faibles comparé au nombre de places existantes : 105.000 personnes hébergées chaque nuit rien qu'en Île-de-France, auxquelles s’ajoutent 7.000 places d’hébergement d’urgence potentielles dans le cadre du "plan hiver 2018/2019", selon la Préfecture de Paris et d’Île-de-France. 

L'accent est également porté sur un meilleur suivi. Actuellement, chaque travailleur social s'occupe de 34 familles. "C'est vraiment beaucoup", déplore Alexandra Le Gall. "Normalement, on doit voir chaque famille une fois par mois mais c'est impossible." L'éducatrice spécialisée travaille donc sur un nouveau projet expérimental d'accompagnement modulaire : vingt familles par travailleur social et un accompagnement qui s'adapte aux besoins de chacun. "C'est sûr, ça va changer la donne."

Un dernier déménagement

Si le virage qu'a pris le gouvernement est le bon, les experts aimeraient que les choses s'accélèrent : plus de logements, plus d'accompagnement, plus vite et un déploiement sur toute la France.

Bien que résidant en Seine-Saint-Denis, un des territoires sélectionnés, Mukhtaram ne verra pas la mise en place de ce plan. Elle n'en a de toute façon pas besoin.  S'il y a peu de chances qu'elle puisse obtenir un glissement de bail, c’est-à-dire un contrat de location classique, sans association qui joue les intermédiaires - une solution optimale mais rare -, elle est en bonne voie pour obtenir une place en HLM. "Madame travaille, elle est autonome, elle est prête", souligne Raphaëlle Zapata. Là aussi, les places sont chères. "Peut-être demain, peut-être dans un an", philosophe Mukhtaram, "mais ce sera mon dernier déménagement !" ajoute-elle en riant.


Claire CAMBIER

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