Sous couvert de "journée d'intégration", les bizutages persistent : "Un refus peut mener à rater son futur professionnel"

Propos recueillis par Felicia Sideris
Publié le 21 septembre 2018 à 19h07, mis à jour le 9 octobre 2018 à 18h15

Source : JT 20h Semaine

INTERVIEW - Pour lutter contre les jeux humiliants et la surconsommation d'alcool pendant les week-ends d'intégration étudiants, la ministre de l'Education supérieur, Frédérique Vidal, demande ce mercredi aux responsables de ces événements de signer une charte relative à leur organisation. La Présidente du Comité National contre le Bizutage, Marie-France Henry, sera présente. Elle explique à LCI pourquoi le phénomène du bizutage persiste.

Obliger une femme à boire, ridiculiser un inconnu en public, et harceler ceux qu’on considère faible. Des pratiques inacceptables… sauf au sein de certains établissements de l’enseignement supérieur. Au nom de "l’intégration". Comme l’ont encore montrées les révélations sur le CHU de Toulouse.  Mercredi 5 septembre, la CGT expliquait ainsi que 250 nouveaux étudiants de l’IFSI avaient été aspergés de divers produits, allant de la farine au ketchup en passant par de la litière à lapin. Tout ça avec les mains liées ou entre les jambes des autres.  Des scènes d’humiliation en théorie interdites depuis 1998, il y a déjà vingt ans. 

Une loi pour rien ?  Le Comité national contre le Bizutage, qui reçoit les appels de victimes, cite d’autres cas similaires relevés cette rentrée, dans une école d’ingénieur, de management, ou encore un club sportif. Le nombre de témoignages reçus n'a pas baissé malgré les mesures prises par beaucoup de chefs d'établissements. "La parole s'est libérée, donc on témoigne plus facilement", explique le comité.  Alors pourquoi - sous couvert de "tradition" - ces pratiques persistent-elles ? LCI l’a demandé à Marie-France Henry, Présidente du Comité.

LCI : Chaque année, des bizutages ont lieu dans les établissements de l'enseignement supérieur. Comment expliquer que ce phénomène persiste, vingt ans après son interdiction?

Marie-France Henry : L’alibi qui justifie ce phénomène est tout simplement de dire: "bah ce sont les traditions". Une idée liée à l’impression d’être dans une école exceptionnelle. On entre dans un clan, un groupe à part. Ce qui frise quasiment la vision d'une secte. Puis on se dit qu’on aidera à former un groupe plus rapidement.  Comme si l’accueil passait forcément par le bizutage. C’est une "tradition" qui était très forte dans le passé, et qui persiste aujourd’hui. Sauf que dorénavant on ne parle plus de bizutage mais de Week-End d’Intégration (WEI). 

LCI : Comment expliquer qu'un étudiant accepte de subir, ou de réaliser, des choses qu'il refuserait catégoriquement en temps normal? 

Marie-France Henry : Pour le bizuteur, il y a un déni, notamment sur la gravité de ce qu’il fait, qui permet de ne pas culpabiliser. C’est l’idée du "pas vu pas pris". Dans le discours classique, il se dédouane en disant qu’il n'oblige personne. C’est-à-dire que : les victimes le voulaient, ceux qui n’acceptent pas "n’ont pas d’humour" et ceux qui dénoncent sont des faibles. En gros, on charge la victime. Le bizuteur passent à l’action pour plusieurs raisons : il y a celui qui ne se rend pas compte de ce qu’il fait et cherche à reproduire, voir faire mieux, que l’année précédente, celui qui prône la tradition, et pour finir celui qui cherche tout simplement à se venger. 

De la part de la victime, il y a la même démarche de justification. Elle minimise pour plusieurs raisons. En première intention, avant le début du bizutage, elle ne se rebelle pas, elle ne veut pas qu’on dise d’elle qu’elle est faible. Alors le bizuté va rire, sans se poser de question. Mais parfois on rit aussi pour ne pas pleurer. Ensuite, au moment même, il y a deux cas de figure. Soit on ne se pose aucune question, on ne s’interroge pas sur le respect de soi, de l’autre, on n’utilise pas son esprit critique. Soit on a peur. Peur qu’on ne nous accepte pas, qu’on soit mis à l’écart de la promotion, ou pire, qu’on subisse un harcèlement toute l’année. Et certains ne veulent pas prendre de risques. Dans des filières très dures, comme en médecine, un refus peut mener à rater son futur professionnel. Nous avons des exemples concrets de personnes qui, après un bizutage, renoncent  à leurs études et changent de filières.  

LCI : En pratique, qui est responsable lors d'un bizutage?

Marie-France Henry : En principe le chef d’établissement est responsable de ce qui se passe dans son établissement. Mais aussi en dehors, dès lors que les activités ont un lien avec l’établissement. Donc lors d’un WEI,lors duquel il y a un bizutage, il est le responsable. Après ça peut être un manque de vigilance de leur part s’il y a un bizutage. Même si effectivement ce n’est pas toujours facile. Car même en demandant des comptes aux organisateurs, ils peuvent bien dire ce qu’ils veulent. 

Les associations étudiantes elles, sont carrément responsables. Il appartient d’ailleurs au chef d’établissement de les mettre face à cette responsabilité : en leur faisant une chartre de bonne conduite. Mais aussi en demandant les détails du week-end. Certains vont au-delà : ils sont présents lorsque le car part afin de superviser ce qui est emporté. D’autres envoient des personnes sur place. Il est important de les mettre face à ces responsabilités car elles n’ont pas toujours conscience de ce qu’elles font. Certains se justifient même en expliquant que les bizutés sont majeurs, et qu’ils font donc ce qu’ils veulent. Comme si l’enseignement était un lieu de non-droit. 

LCI : Comment est-ce-qu'on intervient pour endiguer ce phénomène? 

Marie-France Henry : Il faut commencer par avoir une vraie réflexion sur le sujet. Car il y a un manque de connaissances crucial sur la question, y compris des professeurs, qui ont souvent beaucoup d’à priori. On pousse à la prise conscience. Par exemple dans un établissement, certains avaient trouvé que les sanctions prises envers des élèves bizuteurs étaient trop sévères. Mais au fil de la discussion, et de la réflexion, ils se sont rendus compte que c’était tout à fait normal. C’est le même phénomène que celui observé par Charles Mintz dans sa thèse [Le Bizutage dans les grandes écoles, une instance d'intégration]. Il montre bien que, dès qu’on pousse un peu la victime à parler,  qu’on la fait réfléchir, elle comprend qu’en fait ce n’était pas si bien que ça.  Et qu’en temps normal elle n’aurait jamais accepté de le faire.

Ensuite, il faut leur faire comprendre la différence entre bizutage et accueil : dans le premier cas, c’est toujours un groupe contre un autre. Prenons l’exemple d’une justification de type "oui mais c’était un tournoi sportif". Certes, mais qui jouait ? Les nouveaux. Et que faisaient les anciens ? Ils regardaient. Ça ne trompe personne. Un accueil c’est jouer ensemble. 

Enfin, lorsqu'il est trop tard pour prévenir, nous proposons des solutions pour faire en sorte que cela ne se reproduise plus. D’abord en comprenant comment c'est arrivé. Si c’est un manque de vigilance, un excès de confiance, ou juste un Président qui n’était pas vraiment contre cette pratique. Et on exige ensuite que les sanctions prises par l’établissement soient sévères. Car sans ça, on ne comprend pas qu’il faut arrêter. La sanction a ainsi un énorme avantage par rapport à la plainte en justice : elle est immédiate et exemplaire.


Propos recueillis par Felicia Sideris

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