De plus en plus d'adeptes des théories du complot : une bonne nouvelle pour la démocratie ?

par Sibylle LAURENT
Publié le 23 janvier 2018 à 8h30
De plus en plus d'adeptes des théories du complot : une bonne nouvelle pour la démocratie ?

POUR OU CONTRE - Un sondage indiquant que huit Français sur dix croyaient à des théories du complot a fait grand bruit début janvier. Et relancé le débat entre les tenants du scepticisme à tout crin et les combattants du complotisme.

Le 11 septembre n’a jamais existé. Le Sida a été inventé en laboratoire. La Terre est plate. Rien n’arrive par hasard, rien n’est tel qu’il parait être, tout est le résultat de volontés cachées, tout est lié. Huit Français sur dix croient aux théories du complot. 

Ce sondage, publié  début janvier, a fait grand bruit, par l’ampleur des chiffres qu’il révélait. Et suscité, comme en retour de bâton, une vague de critiques. Car si des sociologues ou journalistes alertent sur l’ampleur du phénomène, d’autres pointent les limites méthodologiques de l’enquête, et défendent le droit à l’esprit critique. LCI vous résume les positions.

Ceux qui trouvent qu'on en fait trop sur les complotistes

A notre gauche, ceux qui estiment que la critique du complotisme tiendrait elle-même un complot. Et qu’au final, pointer ainsi du doigt les complotistes n’a pour autre but que de "disqualifier pour mieux dominer". C’est ainsi ce que décrit Frédéric Lordon, économiste de gauche, dans un article du Monde diplomatique "Le complot des anticomplotistes".  Il tend à interpréter la lutte contre le complotisme comme une arme idéologique au service du pouvoir politique, qui serait ensuite répercutée par les médias. Une façon de penser qui permet ainsi à certains "éditocrates", ou politiques, de refuser par principe, d’envisager certaines hypothèses, en les disqualifiant par avance de toute pensée critique. Ce qui permet de conserver un ordre établi. "L’obsession du complot ne relève-t-elle pas plutôt des strates les plus élevées de la société ?", écrit ainsi l'économiste, estimant qu’un "ordre social de plus en plus révoltant réduit nécessairement ses conservateurs aux procédés les plus grossiers pour tenter d’endiguer une contestation dont le flot ne cesse de monter."  

Alain Garrigou, professeur en Science politique à l'Université de Nanterre dénonçait, en 2011, également dans le Monde diplomatique, le même procédé : "La complophobie est une manifestation d’obscurantisme intellectuel, une posture anti-Lumières", écrivait-il. "Comme ses associés de l’arsenal irrationnel, le totalitarisme hier et le populisme aujourd’hui, la dénonciation de la théorie du complot associe la faiblesse intellectuelle et la force politique".  Même le sociologue Pierre-André Taguieff, intervenant régulier des médias et spécialiste du complotisme, met en garde contre la dénonciation abusive du conspirationnisme, qui peut conduire à un "contre-complotisme" tout aussi délétère car accusateur et systématique. "Ceux qui dénoncent les "théories du complot" le font en général au nom de normes ou d'exigences rationnelles : attitude sceptique ou exercice du doute méthodique, analyse de la cohérence des prétendues "théories", examen critique des preuves empiriques", reconnaît-il dans un entretien à l’Express en 2015. "Mais les anticomplotistes peuvent eux-mêmes sombrer dans un délire consistant à voir des complotistes et des complots imaginaires partout." 

Romain Mielcarek, journaliste et spécialiste des thématiques liées à la défense, prêche lui, une "juste mesure entre complotisme et conformisme". "Il est effectivement catastrophique de voir comment une multitude de citoyens tombent dans la machine à désinformer", écrit-il sur son blog. "Le problème, c'est que cette chasse généralisée au complotisme, déclarée par une multitude de médias, risque de donner un crédit renouvelé à une autre déformation informationnelle et cognitive : le suivisme du pouvoir en place." Car selon lui, les journalistes ont encore trop tendance à faire confiance aux puissances, qui ont les ressorts pour vendre leurs positions. Bref, il faut trouver un équilibre entre les deux. "Il ne faut pas  partir du principe qu'un gouvernement ment par défaut (complotisme), mais il ne faut pas non plus de croire qu'un gouvernement est fondamentalement honnête (conformisme)", résume le journaliste.

Ceux qui trouvent qu'on ne prend pas la juste mesure des dangers que posent les théories du complot

A notre droite, les pourfendeurs de la théorie du complot. Pour eux, donner trop de parole au complotisme sape les fondements même de la démocratie. Ce qui ne veut pas dire tout prendre pour argent comptant. "Le doute, c’est bien. C’est très bien, même. Cela oblige tout un chacun à revoir ses perspectives et ça permet de ne pas rester confit dans ses certitudes", écrit ainsi Naqdimon Weil, rédacteur sur le site Conspiracy Watch, Observatoire français du conspirationnisme. "Sauf qu’il existe aussi des personnes dont l’art du doute tourne à l’obsession et même à la contre-indication." 

C’est aussi ce qu’affirme Gérald Bronner, sociologue spécialiste des croyances collectives et auteur de la 'Démocratie des crédules'. "Admettre que le conspirationnisme serait un premier pas dans le développement de la pensée critique, ce n’est pas bon", a-t-il ainsi assené lors d’une table ronde sur le sujet, mercredi dernier. Pour lui,  Frédéric Lordon ne prend pas la mesure de l’ampleur du phénomène. Et les dangers inhérents. "D’entrée de jeu, il sous-estime les théories du complot existantes sur Internet, et qui profilèrent depuis 2001, en les considérant comme mineures, voire négligeables", dit ainsi le sociologue. "Il pense cela comme du divertissement, dit que d’accord, c’est un dévoiement de la connaissance, mais que c’est tout de même un début de connaissance et un début d’esprit critique. Pour moi, l’ennemi est là, plus encore que la personne de bonne foi qui choisit d’adhérer à ces théories : celui qui valide, qui donne à l’autre le sentiment qu’il exerce son esprit critique et est moins dupe que les autres, c’est lui l’adversaire de la démocratie."

Car partir du principe que tout le monde ment ou peut mentir, que rien n’est fiable, saperait les fondements même de la société. C’est la position de Patrick Stokes, maître de conférences en philosophie à l'Université Deakin en Australie : "L'attachement à la vision conspirationniste du monde viole les normes essentielles de confiance et de tolérance qui sont au cœur de notre relation à l'autre et au reste du monde", explique-t-il dans Slate. "La plupart de ce que nous savons, nous le savons en faisant confiance au témoignage des autres. Si je sais que l'Islande existe, c’est uniquement parce que je ne crois pas, pour paraphraser Tom Stoppard, à une 'conspiration des cartographes'". En tirant la ficelle jusqu'au bout, il estime que "croire aux théories du complot oblige à rejeter de plus en plus de nos sources de connaissances", et à "renoncer de plus en plus à la confiance en l'autre et en nos mécanismes générateurs de savoir" : "Au final, la 'théorie du complot de la société' nous demande finalement de renoncer à la société toute entière. Et cela nous place vraiment sur une pente très dangereuse". 

Sophie Mazet, enseignante et auteure d'un Manuel d'autodéfense intellectuelle, voit elle aussi un vrai danger dans ce relativisme. Car s'il y a pour elle de l'esprit critique, il est, c'est une certitude, "dévoyé". "C'est dangereux pour la démocratie", explique-t-elle à LCI. "Car ces théories sont des systèmes de pensées globaux et les conspirationnistes sont, contrairement à ce qu'ils disent, des gens qui ne doutent pas. Ils disent savoir la vérité, ne la remettent pas en question. Et quand on pense qu'un groupe de gens tirent les ficelles, et que tout est joué d'avance, à quoi sert d'aller voter ?". Sic. 


Sibylle LAURENT

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