"Ici, on sert avec le cœur !" : au Café Joyeux, ce sont des personnes handicapées qui vous accueillent et font la cuisine

par Sibylle LAURENT
Publié le 21 mars 2018 à 7h00, mis à jour le 21 mars 2018 à 11h47
"Ici, on sert avec le cœur !" : au Café Joyeux, ce sont des personnes handicapées qui vous accueillent et font la cuisine
Source : SL/LCI

REPORTAGE - A Paris, le premier coffee-shop tenu par des personnes handicapées ouvre jeudi, avec l’idée de changer le regard de la société sur la différence, et donner du travail à des personnes souvent invisibles. Le café aura une première cliente : la Première Dame Brigitte Macron vient pour l’inauguration ce mercredi.

"On ne peut pas nous rater ! Et c’est le but !", se marre Yann. Ça non, on ne peut pas les rater. Même pas réveillé, avant le café du matin. La devanture est jaune pétard et noir. L'enseigne, insolite : un "JOYEUX, Servi avec le cœur" barre le fronton.  De quoi donner envie de pousser la porte de cet ancien café historique, transformé en accueillant coffee-shop, à l’entrée du passage Choiseul, au 23, rue Saint-Augustin, dans le 2e arrondissement de Paris. Nouveau bar tendance ? Peut-être bien... Audacieux, en tout cas. 

Le Café Joyeux, qui s’installe dans ce quartier de bureaux et de passage, veut se faire voir. A tous les niveaux. Et ça marche : les passants collent le nez aux grandes vitres. Regardent la carte, le décor jaune. Et dévisagent, peut-être un peu plus longtemps, les serveurs aux fourneaux. Curieux, ou interrogatifs. Car les serveurs ici, ne sont pas ordinaires. Ou plutôt, ils sont "extraordinaires". Ce sont des personnes handicapées qui sont aux manettes, en cuisine, en salle ou au service. Ça rigole, à l’intérieur, et ça s’active. Ça donne envie, on rentre. "Café ?", demande l’équipe. Café,  Ok !

Le Café Joyeux est situé au 23, rue Saint-Augustin, passage Choiseul, dans le 2e arrondissement.
Le Café Joyeux est situé au 23, rue Saint-Augustin, passage Choiseul, dans le 2e arrondissement. - SL/LCI

Emmanuel est préposé au café. Il le sert sur de larges plateaux, avec des gâteaux, de toutes les couleurs. Emmanuel est trisomique. Il sourit, il a envie de parler, n’arrive plus à s’arrêter. "Moi j’aime travailler, parce que tu peux gagner ta vie, tu rends les gens hyper heureux et joyeux. On voit qu’on est capable de faire quelque chose de nouveau, et on adore travailler en milieu ordinaire. Et ça, c’est hyper positif !", dit-il. "Tu vois que tu es capable de réaliser quelque chose. On nous donne une responsabilité, ça donne confiance et surtout, ça rend hyper, hyper content, super joyeux ! Moi, je dis bravo à tout le monde !" Il applaudit, et tout le monde, dans la salle, le suit.  Ici, dans le café chaleureux, le contact se fait, le lien se crée, fluide. Il y a la bonne cuisine, mais aussi le moment, lumineux. D’ailleurs les petite cartes de l’établissement le disent : "On s’efforce tous d’atteindre la même chose : la joie". Un moment léger, c'est quasi garanti dans le prix. Les prix, d'ailleurs, - 1,80 euro l'expresso, 2 euros la pâtisserie, 4 euros la soupe et 5 le sandwich -, s'affichent très raisonnables pour le quartier. 

SL/LCI

On a cherché à donner un travail à des personnes souvent mises au rebut alors qu’elles ont tellement à nous apporter
Yann Bucaille, fondateur des Cafés Joyeux

Car c'est ça, l’idée de départ : rendre visibles des personnes souvent invisibles, parfois cachées. Faire partager leur différence, s’enrichir mutuellement. Derrière tout ça, un couple fondateur, Yann Bucaille Lanrezac, entrepreneur breton, et sa femme, Lydwine. Il a fallu une rencontre en 2013, celle de Yann et de Théo, un jeune autiste en quête d'emploi, pour que naisse ce projet : se lancer dans la restauration, avec des personnes handicapées, trisomiques, autistes, handicapé mental... "Chez ceux-ci, ressort souvent cette forte envie de travailler, l’envie d’apprendre, d’être en relation avec les gens. Et il n’est pas forcément évident pour eux de trouver leur place dans la société", raconte Yann Bucaille Lanrezac. "On a cherché à donner un espace de travail à des personnes souvent mises au rebut alors qu’elles ont tellement à nous apporter. La restauration est un métier de passionnés, il y a l’envie de faire plaisir. Alors la restauration avec du sens, c’est génial !"

Ce projet répond aussi à une demande bien réelle : créer de l’emploi pour des personnes plus exclues que les autres. "Le taux de chômage chez les personnes autistes est de 90 %", constate Yann Bucaille. "Et quand elles travaillent, les personnes handicapées sont cachées, souvent dans des structures, en marge de la société." Joyeux est une entreprise. Derrière le concept, une SARL, la société Grain de Moutarde, elle-même financée à 100% par la fondation de Yann Bucaille, Emeraude solidaire. Tout ça soutenu par plusieurs associations, dont l’Arche, qui s’occupe des personnes handicapées. Et si tous les éventuels bénéfices seront reversés à des oeuvres caritatives, le fondateur est bien ancré dans une logique d’entreprise. "Je pense qu’il est possible de développer une activité pérenne, dans un secteur très concurrentiel, avec des personnes en situation de handicap", assume Yann Bucaille. Comme tout le monde.

Grégoire, éducateur spécialisé, et Camille, manageuse de l'endroit. Le logo est inspiré de la figure du petit Théo.
Grégoire, éducateur spécialisé, et Camille, manageuse de l'endroit. Le logo est inspiré de la figure du petit Théo. - SL/LCI

Séduire la clientèle sérieuse et pressée de Paris

Et ce pari fou est en passe de faire mouche. Un premier café Joyeux a ouvert à Rennes il y a quatre mois. Le second s’ancre donc à Paris, en plein cœur de la ville. L’ouverture est prévue jeudi, et l’inauguration se fait mercredi, en grande pompe : Brigitte Macron est  attendue dans la boutique colorée, accompagnée de Sophie Cluzel, secrétaire d’Etat en charge des personnes Handicapées.  A Rennes, le premier coffee-shop cartonne. A Paris, il va falloir se faire une place, dans ce quartier de bureaux où les gens sont pressés. "C’est sûr, le contexte est différent", indique Yann. "A Rennes, les clients étaient très bienveillants. On sait qu’à Paris, on s’attaque à une clientèle sérieuse, plus pressée, moins disponible peut-être. Mais est ce qu’on ne peut pas les aider à ralentir un peu ?" 

Car si la carte est au poil, avec des produits frais, locaux, faits maison, c’est sur tous les à-côtés, que mise l’équipe. Surprendre, accueillir, partager de beaux moments peut-être hors du temps. "On n’a pas la prétention de réinventer la restauration", détaille Yann. "L’idée est que les clients s’arrêtent sans savoir. Et que dans ce monde où l’on n’est pas toujours amené à côtoyer la différence, on change le regard des uns sur les autres. La différence, au départ, suscite parfois du rejet, de la peur. Mais je crois que les personnes différentes ont un message à nous faire passer. Parfois, on allie handicap et difficulté. Là, on peut allier handicap et polyvalence, investissement, joie !"

Ces serveurs et cuisiniers, âgés de 18 à 35 ans, n'ont soit jamais travaillé, soit dans des centres spécialisés.
Ces serveurs et cuisiniers, âgés de 18 à 35 ans, n'ont soit jamais travaillé, soit dans des centres spécialisés.

Un travail sur mesure pour des employés particuliers

Et, dans la boutique, le message passe. Simple, naïf parfois, joyeux en tout cas. Sans chichi, entier. A l'image de ces "Joyeux", comme sont surnommés ces employés. Théophile, est au service. Il s'approche, l'envie de parler. "Ca me plait beaucoup. J’aime le contact avec les gens", glisse-t-il. Derrière lui, Félix pointe son nez, lui aussi attiré. Puis soudain intimidé. "Ça me plait ici, ça me plait", répète-t-il en regardant ses pieds. Dans un coin, Guillaume, se repose. "Je n’ai pas l’habitude, je n’ai jamais travaillé dans un café je suis au comptoir, il faut tout apprendre", souffle-t-il.  Et oui, travailler, c’est du boulot. Mais dans le café, tout est fait pour les aider. "On ne fait pas du social", précise Grégoire Jalenques, éducateur spécialisé et responsable pédagogique du projet. "On crée un emploi et on l’adapte pour proposer à chacun un environnement de travail le plus cohérent et le plus épanouissant pour lui". 

Tout ici, est sur mesure, traité au cas par cas : les contrats varient de 17 heures à 35 heures, suivant les profils, le poste proposé est adapté aux capacités. Horaires de travail, mais aussi outils ou process en cuisine ont été longuement peaufinés. "Par exemple, lors de sa commande, le client se voit remettre un gros cube coloré", explique Camille Lorthiois, manageuse du coffee shop. "Lorsqu’il apporte le plat, le serveur a lui aussi un cube de la même couleur. Cela l’aide à savoir à quelle table il doit livrer."  

Ici, tout est fait maison, avec des produits locaux, et bio.
Ici, tout est fait maison, avec des produits locaux, et bio. - SL/LCI

Pendant que ça papote, il y en a un qui ne chôme pas, c’est Jean-Baptiste. Lui est encadrant, responsable de la salle. Et pilote, d’un œil et de quelques mots, la joyeuse troupe. Ils sont 13 à tourner en salle. "C’est une équipe très diversifiée et complémentaire. Cindy, elle fait des cafés super. Alexandre, il se débrouille bien mieux à la caisse", explique-t-il. Présent et pédago. Il travaillait auparavant dans une restauration plus... classique. Et a choisi de venir appuyer ce projet un peu fou. "Je n’avais aucune expérience du handicap, mais c’est un projet qui m’a touché", dit-il. "Dans la restauration, il y a beaucoup de pression, beaucoup de turn-over. Le fait de pouvoir former des gens différents, un peu délaissés par la société, m’a passionné. On noue des relations très fortes." 

Jean-Baptiste encadre les serveurs en salle.
Jean-Baptiste encadre les serveurs en salle. - SL/LCI

Le pendant de Jean-Baptiste, c’est Garance, en cuisine. Elle règne à l’étage, au milieu d’une cuisine entourée de verrières et de corbeilles débordantes de produits frais. "C’est une superbe cuisine, j’ai de la chance", glisse-t-elle. De la chance ? Peut-être, mais, est-on tenté de lui glisser, cette ancienne chef de cuisine n’a pas choisi la facilité : elle chapeaute une brigade de sept travailleurs handicapés. Elle rigole, et répond, grand sourire : "Oui et non ! Il y a bizarrement des aspects beaucoup plus faciles à gérer, il y a une envie d’apprendre, de faire les choses, qui n’existe pas partout", constate-t-elle. "Avec les Joyeux, tout est facteur d’apprentissage et de passion." Surtout, côté pro, elle aussi est venue chercher une dimension qu’elle ne trouvait pas ou trop peu avant : de l’humain. "J’adore mon métier !", dit-elle. "Mais la cuisine est quand même un monde un peu dur. Et je trouve génial ici d’avoir quelque chose de plus humain, de transmettre." 

Garance pilote les équipes de cuisine.
Garance pilote les équipes de cuisine. - SL/LCI

Ici, les produits sont frais, les légumes bio, les poulets arrivent entiers, elle fait sa carte de soupes, tartes salées, salades et sandwich raffinés, du gluten free, dub veggie, vegan ou du poulet, et la dynamique de groupe s’est vite faite. Elle semble toucher du doigt le bonheur. "Ca se passe hyper bien !", dit Garance. "Et ici, avec l'équipe, tout est démultiplié. Cela ne fait qu’une semaine qu’on a pris nos marques, j’ai l’impression que ça fait des mois !" Camille Lorthiois, la manageuse, abonde. "C’est très intense. On est toujours bousculé, émerveillé par les réflexions de nos Joyeux, on ne s’ennuie pas !" Confiante : "C’est magnifique de permettre de créer un pont entre le monde du handicap et le monde ordinaire, et qu’ils puissent par leur expérience proposer une compétence qui va au-delà de la cuisine, qui vient du cœur."

Garance, et les employés, regardent les premiers articles de presse sur leur café.
Garance, et les employés, regardent les premiers articles de presse sur leur café. - SL/LCI

Les Joyeux veulent donc se faire voir, et sont en passe de réussir. D’ici la fin de l’année, un autre café doit ouvrir à Paris. Des projets sont à l’étude à Bordeaux, Lyon et Lille. Et avant ça, le Café Joyeux va faire parler de lui, mercredi, avec la venue de la Première dame pour l’inauguration. De quoi assurer la présence de dizaines de journalistes. "On les montre tellement nos Joyeux, qu’on ne pourra plus les oublier", rigole Yann. C’est ça l’idée. 

> Café Joyeux, ouverture jeudi. Du mardi au samedi, de 8 h à 19 h, passage Choiseul au 23, rue Saint-Augustin, dans le 2e à Paris. Plus de détails sur Facebook.


Sibylle LAURENT

Tout
TF1 Info