L'orthorexie ou quand manger sain tourne à l'obsession

par Sophie LUTRAND
Publié le 8 mars 2018 à 7h00, mis à jour le 19 mars 2018 à 15h21

Source : JT 20h Semaine

LE MIEUX EST L'ENNEMI DU BIEN - Faire attention à ce que l'on mange, à la qualité des produits... c'est bien, non ? Pour certains, ce souci devient une règle à laquelle il ne faut jamais déroger. Aussi prenant et excluant que d'autres troubles du comportement alimentaire. Dans leur cabinet, les nutritionnistes rencontrent de plus en plus de personnes souffrant d'orthorexie. Y compris parmi les enfants.

"Réapprenez-moi à manger s’il vous plait". C’est ce qu’Eloïse a dit à sa diététicienne quand elle a compris qu’elle souffrait d’orthorexie. L’orthorexie, dont l’étymologie signifie "manger droit", suivre des règles… jusqu’à l’obsession. 

C’est à l’université qu’Eloïse développe un trouble du comportement alimentaire. Ni anorexie, ni boulimie mais une obsession, celle de manger sain. Chaque jour, elle partage des photos de ses repas avec ses milliers d’abonnés sur Instagram. Des plats où tout est contrôlé, pesé, soupesé. Surtout pas de viande ou de produit laitier. 

Mais c’est son corps qui la rappelle à l'ordre. Un jour, explique-t-elle, en faisant du sport, elle se casse le sacrum. Coincée au sol sans pouvoir bouger, la jeune femme réussit à appeler sa sœur et à lui dire, en larmes : "J’ai merdé, j’ai vraiment merdé". Car, au fond d'elle-même, Eloïse sait que son rapport à la nourriture... n’est pas sain. 

Le temps que je prenne la bonne photo, le plat était froid.
Eloïse

"Faire attention à ce que l’on mange, faire des choix, c’est plutôt positif", juge Camille Adamiec, sociologue de la santé et de l’alimentation qui a effectué sa thèse sur l’orthorexie. La difficulté, c’est quand cela tourne à l’obsession. Ces personnes "veulent avoir le contrôle total sur ce qu’elles mangent. Cela veut dire faire les courses elles-mêmes, savoir d’où viennent les produits, les cuisiner pour maîtriser la cuisson, etc.", relate la sociologue. Cela exclut donc d’aller au restaurant, de dîner chez des amis et a fortiori la restauration collective. Pas simple non plus si la famille ou le conjoint ne suivent pas les mêmes règles alimentaires.

D’où l’importance des réseaux sociaux. "Même si on mange seul, poster des photos de son repas permet d’avoir des likes, des commentaires… et de sortir de son isolement", note Camille Adamiec. Virtuellement en tout cas. "Plus j’avais de likes ou de commentaires positifs, plus cela me confortait dans l’idée que j’étais dans le vrai et que je devais poursuivre dans cette voie", enchérit Eloïse. "Mais le temps que je prenne la photo, le plat était froid".

Des "intolérances" qui deviennent excluantes

Mais comment vouloir bien manger peut-il conduire à une pathologie ? "Pour qu’il y ait pathologie, il faut qu’il y ait souffrance", explique le docteur Pascale Modaï, médecin nutritionniste et médecin du travail. A l’origine de ce trouble, des messages contradictoires selon le médecin. "Aujourd’hui, nous sommes de plus en plus confrontés à des injonctions paradoxales : manger des oméga 3 mais pas de poisson à cause des métaux lourds. Manger des légumes alors que des études montrent que les légumes, y compris des bio, contiennent des pesticides. Manger de la viande mais pas trop car c’est mauvais pour l’environnement… Résultat, les gens sont perdus", constate-t-elle. "Et pour certains, la question : ‘Qu’est-ce que je dois faire pour bien manger ?' devient insoluble". 

Souvent, cela commence par l’élimination de produits de son alimentation : le gluten, les produits laitiers, le sucre ou la viande. Ou plusieurs à la fois. "Pour les adultes, les risques de carence ne sont pas très importants. Pour les enfants, en revanche, les risques sont réels", prévient le docteur Tounian, chef du service nutrition et gastro-entérologie pédiatrique de l’hôpital Trousseau. "Il faut donc au minimum leur prescrire des compléments alimentaires". Quant aux intolérances au gluten, "souvent, ce ne sont pas de véritables intolérances", note le professeur. "20% de la population française souffre d’irritation de l’intestin : s’ils arrêtent de manger du gluten, ils vont en effet se sentir mieux mais avec un régime approprié et sans privation, ils iraient mieux aussi", poursuit-il. Tandis qu’avec un régime sans gluten, impossible pour les enfants, par exemple, de manger à la cantine. 

Profil type ? Le bon élève

Des enfants orthorexiques ? "Des enfants non, mais des parents, oui", a pu constater Pascale Modaï. "Souvent, ce sont des mamans qui veulent donner le meilleur à leur enfant. Les informations contradictoires des médias les font culpabiliser et elles ne savent plus quoi faire." Jusqu’à tomber dans l’excès. "J’ai vu des enfants refuser un gâteau car il y avait de l’huile de palme dedans."

Suivre un régime privatif n’est pas grave si les éventuelles carences sont prises en compte. Là où cela devient compliqué, c’est quand on s’impose de plus en plus de règles et de plus en plus restrictives. Jusqu’à se couper des autres.

Le profil type des personnes qui souffrent d’orthorexie, ce sont "des bons élèves. Souvent sportifs, ils veulent bien faire, être parfaits." Le problème, note la nutritionniste, c’est qu’au bout d’un moment, "ils n’ont plus aucun plaisir car ils mangent avec leur tête." Et là commence la souffrance. "Aujourd’hui, la peur se substitue au plaisir", confirme le professeur Tounian, qui fait pour la première fois face à ce problème, en 30 ans de carrière.

C’est très important, le plaisir [...] Ça contribue au sentiment de satiété.
Docteur Pascale Modaï

La solution ? "Les troubles du comportement alimentaire sont assez mal pris en charge en France", regrette Pascale Modaï. "Y compris pour l’anorexie et la boulimie. A fortiori donc pour l’orthorexie, qui est beaucoup moins connue et pas encore considérée comme un trouble." Il est donc nécessaire de se faire accompagner par un nutritionniste pour réapprendre à manger. "A manger sain et équilibré mais se dire aussi que si on mange une raclette un soir, ce n’est pas grave du tout." Et retrouver le chemin du plaisir. "C’est très important, insiste le docteur Modaï. Des études prouvent que le plaisir contribue au sentiment de satiété."

Eloïse, elle, a mis deux ans avant de retrouver une alimentation équilibrée. Aujourd’hui, sur son compte Instagram, elle partage des photos de sport. Elle s’est mise au triathlon. Et quand elle publie des photos de nourriture, ce ne sont plus des graines et des baies mesurées au gramme près mais des pancakes ou autres gâteaux appétissants. Sans culpabiliser. 


Sophie LUTRAND

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