50 ans après, les étudiants vont-ils refaire Mai 68 ? "On ne peut pas ne pas y penser"

par Antoine RONDEL
Publié le 13 avril 2018 à 13h45
50 ans après, les étudiants vont-ils refaire Mai 68 ? "On ne peut pas ne pas y penser"
Source : AFP

BIS REPETITA ? - Alors que la colère étudiante monte peu à peu et que l'anniversaire de Mai 68 approche, LCI s'est rendu à la Sorbonne, foyer historique de la contestation de la jeunesse. Reportage dans un quartier rempli d'histoire, à la recherche de l'esprit des célèbres "événements" qui fêtent leurs 50 ans.

Esprit de mai 68, es-tu toujours là ? Donnons d'emblée la réponse : à la Sorbonne, c'est non. Ou, en tout cas, pas sur ses murs. Tant à l'intérieur de ce foyer de la contestation soixante-huitarde qu'à l'extérieur, les références aux célèbres "événements" qui s'y sont déroulés il y a 50 ans sont inexistantes. Dans les couloirs de la vénérable université, nul souvenir des semaines d'occupation des lieux, pas plus qu'il n'existe de locaux conservant le souvenir de ces fiévreuses semaines. Ce n'est pas le cas non plus dans la majestueuse cour d'honneur, où les statues de Victor Hugo et Louis Pasteur doivent se demander où sont passés les étudiants gauchistes et les CRS, de même que les membres de l'organisation d'extrême droite Occident.

La cour d'honneur de la Sorbonne envahie par les forces de l'ordre, le 4 mai 1968.
La cour d'honneur de la Sorbonne envahie par les forces de l'ordre, le 4 mai 1968. - AFP

A la recherche des héritiers de mai 68

Du côté des étudiants, la mémoire de Mai 68 n'est pas beaucoup plus vivace. "C'est vrai qu'au-delà des slogans du genre 'il est interdit d'interdire', 'jouissons sans entrave' ou autres, on n'a pas forcément une notion précise de ce que ça a été", nous explique Célia, étudiante en deuxième année de lettres, à l'ombre de la chapelle de la Sorbonne. "On sait que c'est parti de la question de la mixité dans les cités universitaires à Nanterre, pose Alexandre, de l'Union des étudiants communistes. Et puis ça a pris de l'ampleur avec les questions de sélection. Les étudiants se sont faits dégager puis sont arrivés à la Sorbonne, mais au-delà de ça..." Pierre, membre de la Cocarde, un syndicat étudiant qui veut rassembler "la jeunesse conservatrice", des Républicains au FN, voit dans Mai 68 "un changement brutal [...]. C'est caricatural, mais j'ai l'impression qu'avant, on avait une France 'à la papa', en noir et blanc, des prêtres en soutane, des artisans, des paysans... Et après, un pays en couleur, où règnent la consommation, la jeunesse, l'idée que tout est possible."

Il y a 50 ans ... Mai 1968 commençaitSource : JT 20h Semaine

Des notions assez vagues ou incomplètes, ce que les spécialistes de l'époque ne vont pas contredire. "J'ai senti un intérêt, parfois avec des questions surprenantes, sourit Frank Georgi, maître de conférences en histoire sociale du XXe siècle à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Je pensais qu'un certain nombres de choses seraient acquises. Mais il a fallu faire des mises au point, notamment rappeler que Mai 68 n'était pas qu'un mouvement de jeunes, l'importance de la grève générale, et aussi le fait qu'il n'y avait pas qu'en France que ça se passait : à Berkeley, à Prague bien sûr, à Mexico, où des étudiants ont été massacrés..."

La connaissance inégale de cette période n'empêche pas qu'on lui trouve d'éventuels héritiers, en ce printemps 2018. Un parallèle d'autant plus tentant que, comme en Mai 68, les étudiants sont en colère et que, comme à l'époque, d'autres mouvements de grogne sociale se font jour : hier les ouvriers, aujourd'hui la SNCF et la fonction publique. "On ne peut pas ne pas y penser", abonde Cédric, engagé dans l'occupation du campus de Tolbiac contre Parcoursup, la plateforme de sélection des étudiants à l'université. Et, si les mots d'ordre libertaires de la fin des années 1960 ne sont plus à l'ordre du jour, la lutte pour un monde plus juste est partie prenante du mouvement étudiant selon lui : "On ne se bat pas que contre la sélection à l'université, il y a un rejet général de la société, de la Ve République, de l'autorité verticale, du libéralisme." Frank Georgi commente : "Chez les étudiants, Mai 68 ne se pensait déjà pas comme un mouvement pour lui-même. Il a d'ailleurs fini par déborder en s'alliant aux ouvriers et autres grévistes, à leur divine surprise." Avec un timing un peu accéléré, précise l'universitaire : "A l'époque, un des slogans disait : '10 ans [de pouvoir gaulliste, ndlr], ça suffit. Cette fois, on n'a même pas attendu un an".

Manifestation unie entre les étudiants et les syndicats, le 13 mai 1968, sur le Champ-de-Mars
Manifestation unie entre les étudiants et les syndicats, le 13 mai 1968, sur le Champ-de-Mars - AFP

La convergence, déjà là où inaccessible ?

La jeunesse mobilisée de 2018 rêve-t-elle d'un printemps social aussi bouillant qu'il y a 50 ans ? "Pourquoi pas ?, répond Mélanie. C'est symbolique, ça donne de la force, et il est possible que l'anniversaire galvanise certaines personnes qui ne sont pas encore venues dans le conflit." "Ce n'est pas parce qu'il y a cet anniversaire qu'on se mobilise, on ne va pas refaire Mai 68", tempère Alexandre. "Quand on a commencé le mouvement contre Parcoursup en septembre 2017, il n'en était pas question, il s'agissait de lutter contre la casse du service public et la libéralisation des universités." Mais l'horizon d'une convergence des luttes ne laisse personne indifférent : "Elle existe déjà, reprend cet étudiant en philosophie. A Tolbiac, on fait venir des cheminots aux assemblées générales, il y a un socle commun." 

Pas convaincu par cette hypothèse, Pierre, favorable à la sélection, pointe du doigt des "logiques qui s'adressent à très peu de gens : les questions sur le genre, le véganisme... A Tolbiac, il y a une zone interdite aux 'hommes blancs cisgenres'. Alors, déjà, pour comprendre ça... Si j'étais eux, j'abandonnerais ça, ça révulse des gens qui pourraient être d'accord avec eux". Au milieu du gué, Frank Georgi voit le cinquantenaire de Mai 68 comme "une occasion extraordinaire", qui doit encore atteindre l'intensité de la protestation contre la loi Devaquet en 1986, ses manifestations à près d'un million de participants et son mot d'ordre post-68 : "68, c'est vieux, 86, c'est mieux."

Si l'esprit de mai 68 n'est pas si évident à retrouver dans les couloirs des universités françaises, quand bien même "Tolbiac la rouge" s'est transformée en "commune libre" en reprenant le flambeau de la contestation étudiante, on le doit aussi à une atmosphère plus pesante qu'à l'époque. Le "joyeux bordel libertaire de mai 68" a laissé la place à une certaine gravité. "Le mouvement est une nécessité, on le fait parce qu'il le faut, parce qu'il y a eu un baby-boom dont personne n'a voulu tenir compte et que les moyens mis en place pour y remédier vont creuser les inégalités dans les universités", assène Alexandre. Viennent s'ajouter à ces noires perspectives "une inquiétude basée sur une perception pour partie vraie, pour partie fausse, que nous sommes dans une spirale descendante : la perspective du chômage, la précarité, le réchauffement climatique, les guerres, le terrorisme", constate Frank Georgi.

Un moment historique à revivre

La peur s'empare aussi des esprits. Si Occident n'est plus là pour "casser du gauchiste", les gros bras de l'extrême droite se sont fait remarquer, à Tolbiac ou à Montpellier, délogeant violemment les occupants ou tentant de le faire. Et l'ambiance n'est plus à aller déterrer des pavés pour les envoyer sur les forces de police, comme ce fut le cas dans le quartier latin. "Parmi nous, de nombreux jeunes participent à leur premier mouvement. On ne veut pas qu'ils se retrouvent en première ligne face aux CRS", souligne Alexandre. La violence n'est pas non plus dans le vocabulaire de la Cocarde, ajoute Pierre : "Le Gud, Occident... ce ne sont pas des références. Si on a le moindre accroc de violence, on sait que c'est fini pour nous."

L'extrême droite à l'assaut des facs bloquéesSource : JT 20h WE

Depuis la Montagne Sainte-Geneviève, où siège l'école de droit de la Sorbonne, Cédric y croit. Il pense à la vie à Tolbiac, en autogestion depuis des semaines : "Le plus dingue, c'est que ça marche. On fait notre propre bouffe, on arrive à tenir, et tout ça de manière horizontale, sans leader." En ce jour de début avril où nous nous y sommes rendus, la Sorbonne n'avait pas basculé. Quelques jours plus tard, le 12 avril, des centaines d'étudiants étaient réunis à ses portes, empêchés par les CRS d'accéder à l'assemblée générale inter-facs qui devait s'y tenir... avant d'en être délogés dans la soirée. On se rappelle alors de ce que nous disait Pierre et de ses envies de participer à un moment historique : "J'aimerais vivre ces moments de confrontation idéologique, connaître l'adrénaline qui s'est emparée de ces murs il y a 50 ans." Et on repense à ce que nous disait Cédric, quelques jours plus tôt : "Aucune citadelle n'est imprenable, jamais." 


Antoine RONDEL

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