"Le linge sale se lavait en famille" : avec #scienceporcs, les étudiants secouent leurs IEP

Publié le 12 février 2021 à 11h44, mis à jour le 12 février 2021 à 11h49
L'Institut d'études politiques de Toulouse
L'Institut d'études politiques de Toulouse - Source : LIONEL BONAVENTURE / AFP

VIOLENCES – Face à la vague de témoignages d’étudiants, les instituts d’études politiques prennent peu à peu la mesure du problème. Mais les cellules d’écoute existantes ne parviennent pas à mobiliser suffisamment.

Lisa* se souvient du mur auquel elle s’est heurtée il y a deux ans, lorsqu’elle avait tenté d’alerter sur le problème des violences sexuelles au sein de l’IEP de Toulouse. À l’époque, la jeune femme coprésidait une association féministe, Les Sans Culottes, et avait élaboré un questionnaire à l’intention des étudiants pour dresser un état des lieux du harcèlement et des agressions sexuelles à l’école. "On a réécrit ces témoignages anonymement et on les a affichés dans le hall. Le directeur les a vus et nous a donné rendez-vous dans son bureau, avec le directeur des études. Ils nous ont dit qu’ils étaient extrêmement choqués et surpris d’entendre des choses pareilles." Aucune suite n’a été donnée à ce rendez-vous. La surprise de la direction, elle, est restée intacte. "Il y a quelques jours, le directeur s’est dit très choqué par l’ampleur des témoignages. Exactement ce qu’il nous avait dit il y a deux ans." 

Des faits de violences rapportés depuis longtemps

Les étudiants qui prennent la parole aujourd’hui, et qui se fédèrent autour de l'expression "sciencesporcs", déplorent un manque de considération de la part des administrations qui semblent avoir mis du temps à prendre le sujet au sérieux. Pourtant, les étudiants attestent depuis longtemps de ce qu’ils peuvent subir au cours de leurs études, et souvent à l’occasion de soirées d’intégration. Un ancien élève de l’IEP d’Aix-en-Provence, diplômé en 2007, raconte une ambiance où "le linge sale se lavait en famille" : "Il s’est forcément passé des choses dans les événements qu’on organisait. On trouvait ça étrange et baroque que les profs viennent aux soirées avec nous jusqu’à 4h du matin. On est tous très mal à l’aise avec le fait de ne pas avoir identifié les violences à l’époque." 

Plus récemment, il y a un an de cela, Sciences Po Paris, une entité distincte des IEP de province, aurait vécu une "libération de la parole", comme en témoignent les signataires d’une tribune parue dans Libération à la mi-janvier, qui demandait le départ de leur directeur Frédéric Mion. "Il y a bientôt un an, une vague de témoignages déferlait sur nos groupes de promotions. Certain·e·s évoquaient les agressions qu'iels ont subies à Sciences-Po, par d'autres étudiants de Sciences-Po. L'administration n'a pas réagi", écrivent-ils alors. La justice ne se fait pas sur les réseaux sociaux, aurait rétorqué la direction de Sciences Po Aix à des étudiants de première année à la rentrée l’an dernier, en référence aux comptes "Balance ton IEP" qui fleurissaient alors sur Instagram.

À Bordeaux, une plateforme créée par une association

Des dispositifs pour prendre en charge les victimes de harcèlement, de sexisme et d’agressions sexuelles, il en existe dans quasiment toutes les écoles depuis quelques années. Des cellules d’accueil et d’écoute ont vu le jour en 2015 à Sciences Po Paris et en 2018 dans les IEP de Bordeaux et de Lyon par exemple. Pourtant, à Bordeaux, l’association étudiante Sexprimons-nous a monté de son propre chef une plateforme de recueil de témoignages pour s’attaquer au problème des violences sexuelles dans les promotions. Car les structures officielles paraissent insuffisantes par rapport à l’ampleur des phénomènes constatés. Elles ne seraient par ailleurs pas forcément sollicitées. "Un grand nombre de témoignages ne parviennent pas à nos cellules d’écoute", a avoué Yves Deloye, directeur de Sciences Po Bordeaux, sur BFM

À Lille, le constat est pire : "Depuis deux ans, on n’a eu aucun signalement via notre dispositif. C’est qu’il y a un vrai problème. Il n’est pas assez connu ou utilisé", a expliqué le directeur de l’IEP, Pierre Mahiot, à Libération. Sciences Po Paris, lui, se targue d’être précurseur sur ce type de prise en charge mais reconnaît que l’adhésion n’a pas grandi significativement. "La cellule gagne en visibilité mais reste relativement stable", indique Amy Greene, référente égalité femmes-hommes et coordinatrice de la cellule d'écoute.

Peu d'information sur les moyens à disposition

Alors comment se fait-il que ces cellules, à disposition des élèves, ne soient pas plus sollicitées ? "La grande majorité des étudiants victimes ou témoins ne se tournent pas vers l’administration", admet l’avocate Clara Gérard-Rodriguez, chargée de la lutte contre le harcèlement au sein du réseau Sciences-Po au Féminin et en contact avec les différents IEP. Elle l’explique par une vraie méconnaissance des étudiants, qui "ne savent pas que ces structures existent" et qui, de toute façon, n’ont pas véritablement confiance envers leur administration pour des sujets si sensibles. 

"Dans la majorité des cas, ces structures sont exclusivement gérées par le corps encadrant. Elles paraissent inaccessibles, en tout cas pas assez ouvertes. Ensuite, elles sont assez opaques. On revient à un manque de connaissance, notamment sur l’existence d’une procédure disciplinaire", développe l’avocate, qui plaide pour "une meilleure communication et une meilleure visibilité de ces mécanismes". Mais aussi pour une association des élèves aux travaux entrepris sur ces questions-là, qui les concernent de près. C’est aussi ce que demande Lisa, depuis Toulouse. "Travailler avec les associations et les élus étudiants, c’est le bon angle d’approche", opine-t-elle. Des efforts sont toutefois fournis dans certains établissements, comme à Grenoble, où les étudiants ont participé à l’élaboration d’une charte sur le harcèlement et les discriminations, qui a ensuite été annexée au règlement intérieur. 

La direction a d’ailleurs indiqué le 9 février sa volonté de mandater dans les prochains jours "un ou une chargé.e de mission afin d’animer un groupe de travail ayant pour objectif de renforcer le plan de lutte, de formation et de prévention". Sur le plan judiciaire, deux enquêtes préliminaires ont été ouvertes pour des faits d’agression sexuelle au sein de l’IEP. Une autre enquête est en cours à Toulouse après la plainte pour viol d’une étudiante, qui a témoigné sous le hashtag #sciencesporcs.

*Le prénom a été modifié


Caroline QUEVRAIN

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