VOS SOUVENIRS DE MAI 68 – Réquisitionné pendant son service militaire pour enterrer les morts

par Sibylle LAURENT
Publié le 14 mai 2018 à 8h00
VOS SOUVENIRS DE MAI 68 – Réquisitionné pendant son service militaire pour enterrer les morts
Source : Photo d'iillustration/AFP

50 ANS APRÈS – Alors que la France célèbre Mai 68, LCI a sollicité des acteurs ou témoins anonymes de ces événements pour qu’ils nous racontent les souvenirs qu’ils en gardent, l’anecdote ou la scène qui les a marqués. Aujourd’hui, retrouvez le témoignage d’Alain, 71 ans. Quand commencent les événements de Mai 68, il vient de commencer son service militaire. Et va vivre la période à un poste un peu... insolite.

"En 1968, j’avais 21 ans. Je venais de commencer mon service militaire. J’ai fait partie du dernier contingent à faire les 16 mois de service militaire. C’était ce qu’on appelait à l’époque 'faire ses classes'. J’ai donc été incorporé le 3 mai 1968 à la base aérienne 104 du Bourget. Je venais de Seine-et-Marne et travaillais à Noisy-le-Sec, dans la métallurgie. J’étais électromécanicien. Depuis un an, il y avait des mouvements sociaux plus ou moins sporadiques. Dans l’usine, on était très sollicités pour débrayer régulièrement, une heure ou deux, par les syndicats. A l’époque, il y avait des pressions, si on ne voulait pas suivre le mouvement. Je me rappelle avoir refusé parce que ça jouait sur la paie, et avoir eu de bonnes pressions de la CGT. Noisy-le-Sec, c’était une ville communiste. Mais moi je n’avais pas d’idées politiques, je ne voulais pas être syndiqué.

Je suis donc rentré au Bourget le 3 mai. Tout se passait bien. On était  complètement déconnectés, on ne savait pas tellement ce qu’il se passait. On suivait un peu les événements à la radio, mais sans plus. 

Un matin, on devait être à la mi-mai, le sergent qui s’occupait de notre instruction est entré dans notre chambre – on était dans des dortoirs d’une douzaine de personnes - , et a demandé des volontaires pour assumer 'certains services'. On a demandé de quoi il s'agissait, il nous a répondu qu’il fallait assurer le service d’inhumation  au cimetière de Pantin.

On devait faire le service d'inhumation du cimetière
Alain

Je me suis porté volontaire, ainsi qu’une dizaine d’autres : on en avait marre d’être encasernés et on voulait regarder un peu ce qu’il se passait dehors. Le jour où l’on a commencé, on nous a demandé de prendre une tenue de travail, et une tenue de sortie, blouson, chemise, cravate. On est monté dans un camion bâché, et on nous a amené aux portes de Paris. Ça fourmillait dans tous les sens. Dès que le camion s’arrêtait à un feu rouge, les gens demandaient si on avait des cigarettes. Aux portes de Pantin, un cordon de grévistes nous attendait, c’était le personnel du cimetière, qui ne voulait pas nous laisser entrer. 

Le sergent est descendu, a parlementé avec eux. Ils ont fini par nous laisser passer. Le matin, on était en treillis avec une pelle, et une pioche, et on creusait des trous. Il fallait faire de gros trous, pour les tombes. On était deux par trous, on se relayait.  

Puis on allait déjeuner, on nous apportait une cantine avec de la nourriture, on ne bougeait pas du cimetière. Et l’après-midi, on mettait notre tenue de sortie, propre, nickel, avec le calot sur la tête, le blouson, cravate et on faisait le service d’inhumation. Pour nous remercier, les familles nous laissaient la pièce. Et je vous assure qu'on a fait énormément d’argent ! (rires) Chacun nous donnait un pourboire, ce n'était pas prévu comme ça, mais le sergent était d’accord. A la fin de la journée, on se partageait l’argent. 

En mai 68, l’armée avait été réquisitionnée pour un tas de choses. Et il fallait bien enterrer les gens.
Alain

A la fin de la journée, on nous ramenait à la caserne. J’ai fait ça pendant toute la durée de la grève, environ trois semaines. A la caserne, d’autres militaires étaient affectés aux transports. En mai 68, l’armée avait été réquisitionnée pour un tas de choses. Et  il fallait bien enterrer les gens.  

Mais on était encore en vase clos. Je n’ai pas vu de barricades, d’étudiants. On était vraiment aux portes de Paris. Sur le chemin du Bourget, il y avait quelques voitures renversées, mais des CRS, des pavés, on n’en a pas vu. Et on ne discutait pas vraiment de ça dans les casernes. Et ce n’était pas comme maintenant, on n’avait pas d’internet, la télévision avait une chaîne, et il y avait un ministère de l’Information, les journalistes ne pouvaient pas dire ce qu’ils voulaient. Tout le monde n’avait pas la télévision. 

Quand ça c’est terminé, on a continué notre instruction, j’ai écumé différentes casernes, à différents postes, parce que je n’étais pas vraiment en phase avec la discipline... Mais j’en suis ressorti profondément antimilitariste ! On était là pour servir, on était de la main d’œuvre bon marché. Les problématiques de défense ou de maniement des armes, comme c’est davantage le cas aujourd’hui, c’était secondaire. 


Sibylle LAURENT

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