TÉMOIGNAGE - Le 13 novembre 2015, Alex Jofre était au Bataclan pour assister au concert de Eagles of Death Metal. Cinq ans après, ce survivant de l'attentat qui a fait 89 morts dans la salle de spectacle parisienne revient sur son travail de résilience et sa douce réconciliation avec la vie par la musique.
Vendredi 13 novembre 2015, 21h20. Une détonation retentit près du Stade de France. Deux autres suivent. Au même moment, des terrasses parisiennes sont mitraillées et le Bataclan devient le théâtre d'une tuerie. Fan du groupe Eagles of Death Medal, Alex Jofre était pris au piège dans la salle de concert.
Comme il nous l'avait confié au lendemain de l'attentat, l'homme (42 ans aujourd'hui, 37 ans au moment des faits) s'était réfugié dans une cachette en se glissant à l'intérieur d'un caisson "minuscule, comme ceux qui servent à transporter les amplis" pendant des heures avant d’être trouvé par la police. Cinq ans après, il fait partie des rescapés de cette nuit noire, ceux qui doivent vivre avec ce souvenir mortifère.
"J’étais défait, seul avec ce que j’avais vécu"
Alex Jofre, rescapé du Bataclan
"Ce qui s'est passé au Bataclan est un poids dont on ne se débarrasse pas facilement", raconte-t-il à LCI. "On se pense solide mais on a rapidement besoin de se reconstruire psychologiquement. Je me souviens encore de la nuit des attentats, lorsque ma femme et mon ami sont venus me chercher à la mairie du 11e arrondissement aux alentours de 5h du matin et qu'il m'est impossible de dormir." Le lendemain, samedi 14 novembre 2015, Alex s’écroule : "J’étais défait, seul avec ce que j’avais vécu."
Lire aussi
"13-Novembre, le retour à la vie" : quatre victimes au "courage surhumain" sur le chemin de la résilience
Lire aussi
VIDÉO - Fanny, rescapée du Bataclan : "Je m'en voulais d'être vivante"
Sa compagne tente de joindre des psychologues à plusieurs reprises. Par chance, l'un d'eux décroche et, face à la situation, reçoit Alex en urgence : "C’est ce qui m’a sauvé", confesse-t-il. "Dire que je n’ai pas fait de cauchemar pendant toute la période ayant suivi les attentats serait mentir, mais voir un psy a été la clef du déblocage et a participé à au moins 75% de ma reconstruction. Douze heures après les événements, je lui ai tout déballé. Cette écoute a été libératrice pour moi. Mais j’ai bien conscience que chacun ne réagit pas de la même façon face à des événements pareils."
La passion pour la musique, exutoire face au réel
Argentin d’origine, Alex, qui venait tout juste de s’installer en France en 2014, affronte la réalité de l’administration française, une multitude de dossiers à remplir, de courriers à renvoyer, de paperasse impossible. Commercial dans une grande entreprise, il est arrêté - "plus pour ces questions administratives", précise-t-il - puis reprend sa vie professionnelle huit jours après : "Je ne voulais pas laisser la terreur me submerger."
L’association Life For Paris, qu’il découvre au gré de recherches sur internet, vient à sa rescousse dans toutes ces démarches, le met aussi en contact avec d’autres rescapés avec qui il échange tout d'abord par mail pendant le mois de décembre 2015 avant de les rencontrer pour de vrai dès janvier 2016. "Nous partagions exactement le même esprit, cherchant les réponses à toutes les questions que l’on se posait", se souvient-il.
Il fallait finir le concert des Eagles Of Death Metal qui avait été interrompu
Alex Jofre, rescapé du Bataclan
Parmi les questions que se pose ce passionné du rock et de concert, habitué à assister à un ou deux concerts par semaine et six à huit concerts par mois : sera-t-il possible, un jour, de retourner dans une salle de concert, à un spectacle dans un espace fermé ?
Ne pas se rendre à un concert aurait été un problème pour Alex qui a fait son éducation musicale au grunge de Nirvana, en écoutant les albums de Soundgarden et de Alice in Chains. Alors, la trouille au ventre, il se résout à se rendre à un premier concert, celui du chanteur Rover, en janvier 2016, comme un exorcisme. "La première minute a été compliquée", avoue-t-il. "Puis la première chanson m’a transporté, la musique était plus forte que tout, je suis sorti de la salle avec le sourire, j’avais gagné une première bataille."
Une première étape de résilience avant le concert retour des Eagles Of Death Metal le 16 février 2016 à l’Olympia, où tous les rescapés étaient conviés : "Il fallait finir le concert qui avait été interrompu."
Lire aussi
VIDÉO - Commémorations du 13-Novembre : l'apparition surprise des Eagles Of Death Metal
Lire aussi
Trois ans après l'attentat du Bataclan, les Eagles of Death Metal adressent un message à la France
Pour lui, ce concert a été comme l’aube se levant sur les décombres de la nuit : "J’avais demandé mon jour de repos pour m'y rendre, j’étais surexcité toute la journée, heureux aussi de retrouver les gens de l’association. Dans la salle, il n’y avait que des visages que je connaissais." Et de revoir le groupe s’est révélé essentiel dans son cheminement psychologique : "Le soir de l’attentat, une fois sorti du Bataclan, je me suis retrouvé dans une cour située non loin de la rue Oberkampf où se trouvaient les musiciens du groupe, c’était étrange comme sensation. Les revoir m'a fait du bien."
Alex se tâte en revanche quand l'idée se présente d'assister à un concert au Bataclan. Avant de céder, sans trop se poser la question, à un concert de Garbage, en 2018 : "C’est ce groupe qui m’a réconcilié avec le Bataclan."
L’attaque du 20 avril 2017 ravive le cauchemar
Le psychologue suivra Alex en thérapie jusqu’en 2017, à raison d’une fois par semaine. "On parlait du quotidien, de ce qui allait et de ce qui n’allait pas dans la semaine", se remémore-t-il. Jusqu’au jour où, très entouré de sa famille et sa femme, ses socles, il n’en a plus ressenti le besoin. "Je me sens bien aujourd'hui même si, demain, je ne sais pas ce qui va se passer et que des séquelles peuvent toujours se révéler plus tard", avance-t-il, prudent.
Alex fait référence à son ami espagnol avec qui il était allé au concert des Eagles en 2015 pour enchainer, pendant quatre jours au Bataclan, avec les concerts de Deftones : "Nous nous sommes perdus pendant l’attaque et retrouvés à la sortie. Une semaine après, cet ami est reparti en Espagne et a pu s’abstraire du climat anxiogène à Paris. Sur le moment, ça allait, puis il a été assailli par le stress post-traumatique, ce qui l’a incité à voir un psychologue. Preuve que ce souvenir du Bataclan peut ressurgir à tout moment, même quand on ne s'y attend pas."
Je ne veux pas être catalogué comme victime le reste de ma vie. J’ai envie d’être moi tout simplement
Alex Jofre, rescapé du Bataclan
En cinq ans, d’autres attentats sont passés par là : "Dans la vie de tous les jours, des petites choses du quotidien peuvent ramener à cette menace", dit-il, prenant comme exemples "l’annonce d’un colis abandonné, le stress dans les transports en commun".
Alex se remémore précisément d’un événement ayant fait chez lui un effet boomerang : l’attaque terroriste du 20 avril 2017 perpétrée sur l'avenue des Champs-Élysées. Un homme armé d'une kalachnikov tire sur un fourgon de police, tuant le conducteur, Xavier Jugelé, et blessant deux autres policiers avant d'être abattu : "Je travaillais à l’époque sur les Champs-Élysées et ce soir-là, je buvais un verre à 200 mètres du lieu où s'est produit l’attentat, j’entendais les hélicoptères, je voyais les policiers affluer. Le cauchemar recommençait."
Un moment de panique où tout s’accélère autour de lui, mais sa reconstruction psychologique passe aussi, et paradoxalement, par là : apprendre à maîtriser son environnement dans ces moments de stress pour ne pas faillir. En faisant de la tragédie une force, le mélomane soutient que ce qui ne tue pas rend plus fort.
Se battre pour la vie malgré les attentats terroristes
De cette nuit en enfer, Alex n’a pas eu besoin d’en parler davantage à ses amis qui "savent son histoire mais gardent une distance de respect" quand il s’agit d’évoquer des attentats. "Je me mets à leur place, ce n’est pas facile d’essayer de voir ce qui se passe dans la vie d’un rescapé, ça fait peur même", relève-t-il, lucide. "Autrement, j’en parle ouvertement quand on me pose des questions dessus mais cette expérience restant personnelle, je ne veux pas être catalogué comme victime le reste de ma vie. J’ai envie d’être moi tout simplement." Le Bataclan reste une "parenthèse dans l’histoire de ma vie", estime-t-il. "Il faut l’accepter, l’affronter avec du recul et admettre la réalité de cette horreur."
Pour la conjurer, un rituel s’est même imposé avec un ami de l'association Life For Paris : "Chaque année, on se retrouve dans le même restaurant pour nous donner du soutien en cette journée du 13-novembre." Pas cette année, en revanche, pour cause de crise sanitaire : "En plein Covid, on restera unis par la pensée."
Ce ne sont pas trois tarés avec leurs kalachnikovs, qui ne sont plus avec nous sur Terre, qui vont m’empêcher de vivre
Alex Jofre, rescapé du Bataclan
Participer aux commémorations chaque année a également été salvateur pour l'homme de 42 ans : "Se recueillir, c'est pour ne jamais oublier ce qui s’est passé cette nuit-là, par respect pour les victimes du 13-novembre, celles et ceux qui ont perdu la vie dans la salle du Bataclan. Je suis vivant mais j’aurais pu être l’un d’eux et je ne les oublierai jamais."
Début 2015, Alex avait été choqué par l’attentat de Charlie Hebdo et avait manifesté dans les rues parisiennes. C'était quelques mois avant d'être à son tour victime : "Je me suis retrouvé à manifester face au Bataclan le dimanche 15 novembre 2015 avec ma famille et ma femme pour l’attentat auquel j’avais été confronté. Manifester pour ce qui vous est arrivé provoque une sensation réellement bizarre."
En 2020, la terreur ne saurait prendre le pas sur la pulsion de vie : "Ce ne sont pas trois tarés avec leurs kalachnikovs, qui ne sont plus avec nous sur Terre, qui vont m’empêcher de vivre." Même si cette conscience de vivre avec les attentats, qui n’était pas aussi forte en 2015, demeure bien ancrée dans les esprits : "Avec tous les attentats, on s’y est tous habitués. Plus le temps passe, plus on comprend que l'on va vivre avec cette menace et c’est à nous de nous adapter pour ne céder à la peur, pour ne pas baisser les bras, pour nous battre afin de continuer à vivre et de profiter des belles choses qui font, aussi, partie de la vie."