Attentats en Allemagne : "La mémoire antinazie ne les touche plus"

Propos recueillis par Felicia Sideris
Publié le 20 février 2020 à 17h54, mis à jour le 20 février 2020 à 21h40

Source : TF1 Info

EXTRÊME DROITE - L'Allemagne fait face à une recrudescence d'attaques racistes et antisémites sur son territoire, dont plusieurs meurtrières ces dernières années. Dernière en date, mercredi soir, à Hanau, où un individu ouvertement xénophobe a abattu neuf personnes. L'historien Nicolas Lebourg, membre du comité de pilotage du programme "Violences et radicalités militantes", nous explique les mécanismes derrière cette résurgence.

Indéniablement, la page du terrorisme d'extrême droite n'est pas tournée en Allemagne. Malgré son passé, le pays continue de voir des individus radicalisés cibler des minorités visibles, parfois de façons meurtrières. Si bien que, selon les renseignements intérieurs du pays, les militants de ces groupuscules ont commis 10.105 attaques violentes l'an dernier et tué 83 personnes depuis 1990. 

Alors, comment expliquer la résurgence du terrorisme d'extrême droite, 75 ans après la fin du nazisme? Nous avons posé la questions à Nicolas Lebourg. Chercheur en sciences humaines et sociales, il consacre son travail aux violences et aux radicalités militantes, et a publié l'an dernier "Les Nazis ont-ils survécu ?"

Les groupes violents sortent des structures

LCI : Dès les années 90, l'extrême droite se "radicalise et s'embourgeoise" en Allemagne, comme le relève une note du Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa). A quand remonte cette renaissance dans le pays ?

Nicolas Lebourg : Il y  a diverses vagues. Dès l'après-guerre, des associations d'anciens de la Waffen-SS [la branche militaire de la SS, ndlr] font un travail de lobbying pour se voir accorder des droits sociaux. Il y aura ensuite, à partir de 1964, l'émergence d'un parti néonazi, le Parti national-démocrate d'Allemagne (NPD), dont l'Etat à diverses fois envisagé l'interdiction, et qui est toujours actif, bien qu'en perte de vitesse. Il perd d'ailleurs son eurodéputé aux dernières élections de 2019. De l'autre côté, les succès des Republikaner dans les années 80 laissent penser un temps que le national-populisme - présent en France avec le Front national - pourrait marcher. Mais le parti n'a pas supporté la réunification allemande. Après celle-ci, on observe une prolétarisation de l’extrême droite [le passage à une économie libérale déstabilise économiquement les régions de l'ancienne RDA]. On se remet alors à parler des skinheads du NPD. Sauf que désormais, ils sont dans les terres de l'Est. 

Depuis quelques années, on fait surtout face à un désinstitutionnalisation de la radicalité. C'est-à-dire que les groupes sont tout aussi violents mais ils sont sans structuration. Ils ne singent pas le parti nazi dans son organisation, les individus s'y rejoignent essentiellement dans l'action. 

En 2014, le mouvement social islamophobe PEGIDA [les Européens patriotes contre l'islamisation de l'Occident, ndlr] s'est quant à lui lancé sans s'appuyer sur une assise ouvrière. L'occasion pour des membres des classes moyennes de pouvoir réaffirmer leur hostilité à la société multi-ethnique. Enfin, en ce qui concerne l'AFD [Alternative pour l'Allemagne, ndlr], créée un an plus tôt, son succès vient du fait qu'elle représente à l'origine l'aile droite, eurocritique, de la droite allemande, qui avait pris son autonomie. Même si elle s'est beaucoup radicalisée, elle est donc initialement une version bourgeoise de l'extrême droite, qui ne saurait évoquer des risques pour l'ordre institutionnel que peut procurer un mouvement néonazi.

Ces gens-là pensent libérer le bout de leur rue d'un envahisseur
Nicolas Lebourg auteur de l'ouvrage "Les Nazis ont-ils survécu ?"

LCI : Comment expliquer que le lourd passé de l'Allemagne ne suffise plus comme argument pour empêcher ces partis politiques de proliférer et pour stopper ces agissements violents ?

La mémoire des crimes du nazisme a été pensée comme le meilleur remède contre la violence d'extrême droite. Mais, aujourd'hui, les raisons idéologiques de la violence ne peuvent plus être être annulées par cette mémoire. C'est ce que nous constatons avec les récentes attaques en Allemagne : les fusillades contre ces bars à chicha font suite à des meurtres dans des kebabs. Ainsi, nous avons à faire à des individus qui partent de leur quotidien - le bar, le restaurant à côté de chez eux - et l'interprètent politiquement.

L'état d'esprit de ces militants radicaux, c'est se dire que la globalisation est devenue une orientalisation de l'Europe. Que l'immigration est un djihad. Que ces lieux sont des bases avancées d'une colonisation arabo-musulmane du continent... D'ailleurs, en France aussi, nous avons des violences contre des restaurants kebabs après les attentats de 2015. Le nazisme rêvait de construire un homme nouveau dans un empire intercontinental et totalitaire : ces gens-là pensent libérer le bout de leur rue d'un envahisseur. Dès lors, la mémoire antinazie ne les touche plus.  

LCI :  Les partis d'extrême droite gagnent du terrain dans le pays. Pourtant, les attaques terroristes xénophobes, continuent. Les urnes ne suffisent-elles plus ?

Nicolas Lebourg : C'est ce qu'on appelle le néo-populisme : les partis disent qu'ils veulent un cadre institutionnel constant, qu'ils ne veulent pas changer la Constitution, et qu'ils sont là pour préserver les libertés, y compris celles des juifs, des femmes, des homosexuels, etc. contre le nouveau totalitarisme et le nouveau fascisme que serait l'islamisme. Ça a été vu partout comme une phase de normalisation démocratique de l'extrême droite. Les plus mauvais commentateurs allant jusqu'à confondre ces propos avec une sortie de l'extrême droite. Mais depuis, il y a eu 2015. Année à la fois de la crise des réfugiés et des attentats en France. Dès lors, nous avons observé une radicalisation de ce néo-populisme. Partout, les militants se disent que, même en prenant le pouvoir légalement pour inverser cette "colonisation", il n'y a plus que la violence qui marchera. C'est un trait que l'on retrouve chez les activistes de nombreux pays, y compris chez ceux qui ont été arrêtés en France.

Concernant cet activisme violent et ces cibles, il faut tout d'abord comprendre qu'il y a des phases dans la violence politique. En France, par exemple, ce n'est qu'à partir de 1982 que les minorités visibles deviennent les premières cibles des violences d'extrême droite. Avant, c'étaient les juifs et les communistes. Ce qu'il s'est passé, c'est une une mutation des extrêmes droites européennes en réaction aux attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. C'est pourquoi, depuis 2015, les divers services de renseignement européens - dont Europol  - montrent que les cibles sont partout les mêmes. Il s'agit des immigrés et des militants de gauche, perçus comme étant les fourriers de l'immigration. L'Allemagne ne déroge pas à la règle, au contraire. Les services de sécurité estiment qu'il y a 12.000 radicaux de droite susceptibles de violences dans le pays, contre seulement un millier en France. 


Propos recueillis par Felicia Sideris

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